Contacts, n° 197

N° 197 – 1er trim. 2002

Liminaire

Peut-on impunément mêler – voire confondre – identité nationale et conscience ecclésiale, au risque de perdre le cœur même du message de l’Évangile qui appelle tous les hommes au salut et à la vie nouvelle, y compris les ressortissants d’autres nations, que ce soient les « amis éternels », les alliés ou les « ennemis traditionnels» aux frontières du pays? Telle est la question à la fois rebattue et sans cesse refoulée que se pose la conscience orthodoxe dans les pays où le sceau national s’est si fortement imprimé, depuis des siècles, dans la chair de l’Église. Comment ne pas cacher le trésor même de la catholicité ecclésiale qui fait qu’aucune Église locale ne peut se suffire à elle-même, même si – ou plutôt parce que – elle a reçu la plénitude sacramentelle de la vie en Christ, ni se surévaluer (que ce soit en termes d’autorité, d’apostolicité ou de poids démographique), mais où chaque Église (au plan local, régional, territorial), pressée par l’amour, se penche vers ses sœurs pour s’enrichir des multiples dons de l’Esprit? Pour des raisons non dogmatiques mais essentiellement historiques, la plupart des Églises autocéphales orthodoxes revendiquent un rôle de gardien vigilant de la mémoire et des valeurs nationales, que ce soit à la suite de 75 ans de régime soviétique ou comme fatale conséquence des nombreux siècles de joug ottoman. Comme le notait naguère le père Jean Meyendorff, « une Église dont la fonction est de maintenir l’identité ethnique perd son caractère de véritable Église de Dieu ». Cette attitude contrarie l’évangélisation de ceux qui n’ont pas le bonheur d’être comptés dans la nation élue, rendant l’Église d’autant moins crédible aux yeux d’un monde toujours plus méfiant envers les collusions ethnico-religieuses. Le Christ a envoyé ses disciples évangéliser les hommes de « toutes les nations ». Il ne s’agit donc pas de rejeter au nom de l’Évangile le concept de nation (nous sommes encore sur le chemin du Royaume), mais de le désidolâtrer en soulignant, en particulier, ce qui distingue l’amour de la patrie de la fièvre narcissique et exclusiviste du nationalisme. Le cas de l’Église de Grèce que nous abordons dans ce volume est exemplaire mais n’a pas, loin de là, le monopole d’une dérive phylétique perceptible depuis plus d’un siècle dans la plupart des pays de l’horizon orthodoxe. Nous le constatons dans nos terres dites de « Diaspora », où différentes juridictions se sont édifiées en un même lieu de façon parallèle, sans concertation et selon un critère ethnique. Sans doute faudra-t-il encore bien du temps pour que la redécouverte et l’enseignement de l’ecclésiologie eucharistique – encore trop méconnue – portent leurs fruits et rénovent une praxis ecclésiale souvent trop éloignée des exigences évangéliques. Théodore Chartomatsidis retrace l’histoire – coextensive de l’avènement progressif d’un État grec moderne au XIXe siècle – de l’obtention par l’Église de Grèce de son autocéphalie, et de sa situation juridictionnelle particulièrement complexe puisqu’on y trouve encore aujourd’hui la coexistence de cinq statuts canoniques différents. Il semble qu’une nouvelle génération de théologiens grecs prenne désormais conscience du problème étudié ici. En témoigne un numéro récent de l’excellente revue théologique athénienne Synaxi: «Église et nation: liens et chaînes », dont nous reproduisons deux articles. Pantélis Kalaïtzidis dénonce comme la tentation de Judas la transformation insidieuse et progressive d’une vision ecclésiale en véritable idéologie nationale depuis l’autonomie de l’Église de Grèce, cette dernière se signalant par une mainmise permanente sur toutes les questions d’ordre national face auxquelles on pourrait espérer, sinon un silence complet, du moins une sage réserve et un discernement critique observés par les autorités de l’Église. Il montre bien que la solution de la crise n’est pas dans l’adoption, à l’opposé, d’une idéologie telle qu’un impérialisme ecclésial transnational, mais essentiellement dans le retour à la conscience eschatologique de l’Église qui permet de relativiser (sans pour autant les mépriser) toutes les formes historiques que prend l’Église dans sa marche vers le Seigneur qui vient. Dans un article approfondi, aux notes riches d’enseignements, le père Basile Thermos, après avoir, lui aussi, dénoncé le nationalisme ecclésiastique et souligné des usages contestables qui ont envahi même l’espace liturgique (ce qui vaut, malheureusement, pour la plupart des Églises orthodoxes), souligne de façon fine et nuancée que l’Église se doit, désormais, de changer de partenaire à l’ère du XXle siècle: ce n’est pas la nation mais la société des citoyens, dans sa diversité et son éthique minimale, à laquelle doit s’intéresser l’Église dans son souci pastoral. Nous ne pouvions entrer dans la nouvelle année sans rendre hommage au « saint des lettres grecques», Alexandre Papadiamantis, qui, à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, a été, l’an dernier, fêté dignement dans toute la Grèce: colloques, expositions, pièces de théâtre, ouvrages lui ont été consacrés. L’œuvre du « moine dans le monde » qu’il fut (selon sa propre expression), écrivant, pauvre et effacé, à Athènes, loin de son île natale, trois romans et près de 180 nouvelles, présente un caractère exceptionnel que ce volume voudrait évoquer, en fournissant l’occasion de se pencher sur l’inspiration chrétienne que l’on discerne dans la littérature néohellénique. L’écrivain grec d’Asie mineure Élie Vénézis (1904-1973) a raconté comment, déporté en 1922 par les Turcs dans les terribles Bataillons du travail (travaux forcés auxquels peu survivaient), il se trouva un jour enfermé avec d’autres dans une étable. L’un de ses compagnons trouva une feuille de journal dans la paille et commença à la lire pour faire passer le temps. Les autres se mirent à l’écouter avec attention. Leurs âmes angoissées se sentaient peu à peu soulagées. Une fois la lecture achevée, ils dirent tous d’une seule voix: « C’était l’Évangile? On se serait cru à l’Église!  » Il s’agissait d’un extrait de la nouvelle de Papadiamantis Sous le Chêne royal. Dans un poème lyrique d’une force admirable, consacré à Papadiamantis et dont la traduction française donne un terne reflet, le poète visionnaire Anghélos Sikélianos (1884-1951) laisse transparaître quelques thèmes qui lui sont propres. Animée du rêve généreux d’une restauration de l’idée delphique (un dessein de fraternité universelle au temps où triomphaient les idéologies meurtrières), son œuvre exigeante voire cryptique, qui chante son éblouissement devant la beauté du monde et du verbe, s’efforce d’aboutir à une synthèse des éléments variés de la tradition hellénique dans une vision organiquement unifiée, délivrée des contradictions. La figure mystique du « Dionysos donateur de Jésus » témoigne de cette volonté de dépassement. Signe des temps, Sikélianos a défendu dans son ultime tragédie, La mort de Dighénis, sa vision évangélique du vrai chrétien, protecteur des pauvres en lutte contre tous les pouvoirs: « Je crois au Christ qui ouvrit ses bras pour embrasser la terre entière, et dont les tyrans ont pour cela cloué les mains sur la Croix!  » Lakis Proguidis, dans une note éclairante extraite du Patririmoine Littéraire Européen (remarquable anthologie qui contribue à une meilleure connaissance, en particulier, des monuments littéraires des pays de tradition orthodoxe) nous présente la vie de Papadiamantis et le contexte où s’édifia son œuvre littéraire. C’est une appréciation chaleureuse et personnelle, « impressionniste », qu’André Karantonis nous offre de l’œuvre mais aussi de la figure de « Sire Alexandre ». Celle-ci se détache dans sa complexité et son humble majesté. Papadiamantis s’est toujours trouvé, en Grèce, au cœur de la querelle sans fin qui, comme en Russie, oppose «progressistes » et « traditionalistes ». Cependant pour avoir été un amoureux ardent de la Tradition ecclésiale byzantine, il fut aussi pour son pays un « passeur » du meilleur de la culture européenne: il a traduit une quarantaine de romans, entre autres de Tourguéniev et Dostoïevski (Crime et châtiment), Dickens, Daudet, Maupassant et Anatole France. Si son style est spécifiquement grec, sa méthode narrative est influencée par Tourguéniev et d’autres écrivains russes, orthodoxes comme lui, qui expriment l’amour pour les humbles, la compréhension des cœurs simples et la célébration de la nature. Les deux nouvelles d’Alexandre Papadiamantis que l’on trouvera dans ce numéro – la première traduite pour la première fois – ne doivent pas être rangées trop vite au rayon des curiosités folkloriques. Elles restituent merveilleusement le monde intérieur de l’auteur et donnent sur le vif, avec un sens de la fragilité humaine et de la présence de l’éternité qui n’appartient qu’à lui, l’atmosphère et l’expression de la tradition liturgique de l’Orthodoxie grecque.

Contacts

Sommaire

Liminaire
[p. 3-6]

L’Eglise autocéphale de Grèce. Son évolution historique de 1833 à sa situation actuelle
[p. 7-23]
Théodore Chartomatsidis

La tentation de Judas Eglise, nation et identités : de l’histoire de l’économie divine à l’histoire de la renaissance nationale
[p. 24-48]
Pantélis Kalaïtzidis

Le Corps du Christ entre nation et société
[p. 49-70]
Père Basile Thermos

Note sur l’œuvre d’Alexandre Papadiamantis
[p. 71-73]
Lakis Proguidis

Le « chêne royal » des lettres grecques
[p. 74-85]

André Karantonis Requiem pour Papadiamantis
[p. 86-88]
Anghélos Sikélianos

Noël à Skyathos (La Délissyféro)
[p. 89-95]
Alexandre Papadiamantis

Notre-Dame de Kéchreia (Rehaussée)
[p. 96-105]
Alexandre Papadialantis

 

Bibliographie
[p. 106-119]