Contacts, n° 110

N° 110 – 2e trim. 1980

Liminaire

L’Eglise orthodoxe, et tout particulièrement l’Ortho­doxie arabe, ont, pour des raisons, historiques et spirituel­les, leur mot à dire sur un sujet brûlant aujourd’hui : la rencontre entre le Christianisme et l’Islam. C’est pourquoi il nous a semblé utile de donner la parole à deux grands islamisants orthodoxes : Mgr Georges Khodre, archevêque du Mont-Liban, lui-même arabe chrétien et longtemps pro­fesseur d’islamologie à l’Université de Beyrouth ; et Astérios Argyriou, professeur à l’Université de Strasbourg, spé­cialiste à la fois de l’Islam (qu’il a vécu en Algérie) et de l’histoire de l’Eglise grecque sous la domination turque. L’un et l’autre, sans la moindre tentative de synchrétisme — l’Orthodoxie, on le sait, insiste à la fois sur la pléni­tude de l’Unitrinité et sur le réalisme de l’Incarnation —, se sont mis à l’écoute de l’Islam, au-delà des polémiques sécu­laires. Le métropolite Georges insiste sur la réalité com­plexe de l’arabité, qu’on ne saurait identifier sans autre à l’Islam, et au cœur de laquelle l’Orlhodoxie arabe est appe­lée à porter son témoignage, avec une ouverture, une liberté et une humilité évangéliques. Astérios Argyriou jalonne avec rigueur divergences et convergences et montre com­ment pourrait s’engager une réflexion commune.

D’autres recherches devront être entreprises, ou me­nées plus loin. Elles s’attacheraient, par exemple, aux contacts de la vie quotidienne, si féconds parfois, comme le patriarche Athénagoras les avait observés en Epire pen­dant son enfance ; ou aux osmoses dans le domaine de la spiritualité. Que l’on pense aux ressemblances, souvent notées, entre l’invocation du Nom divin dans l’hésychasme et le dhikr des soufis ; à l’étrange parenté qui rapproche les « fous de Dieu » de l’Islam des « fols en Christ » de l’Ortho­doxie ; à l’importance de la « lumière incréée » dans l’Orient chrétien et des mondes de lumière dans la mystique chiite, si profondément étudiée par Henri Corbin.

Dans la rencontre avec les chrétiens d’Occident, les musulmans ont parfois une attitude de « décolonisés » : ils ont trop souffert de la domination et du mépris des grandes puissances qui se prétendaient « chrétiennes ». Mais ils ne peuvent guère — même dans la sphère russe — faire ce reproche aux orthodoxes qui, souvent, ont subi le même mépris. C’est pourquoi les réflexions d’un Georges Khodre et d’un Astérios Argyriou ont tant d’importance. Et peut-être, pour comprendre, d’un point de vue chrétien, l’Islam, faut-il reprendre, comme le suggère l’archevêque du Mont-Liban, la notion d’une pluralité des alliances telle que la développe un saint Irénée de Lyon, mais en perspective eschatologique. En se demandant, avec le même, si, lorsque le Verbe assume tous les hommes, il le fait contre, ou à travers, leurs diverses traditions spirituelles…

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Vladimir lljine fut un des grands philosophes religieux russes de notre siècle. Il reste l’un des plus méconnus (une grande partie de son œuvre est toujours inédite). Nous publions de lui, grâce à l’obligeance de Mme lljine, une étu­de sur la naissance du plain-chant dans le monde chrétien du premier millénaire, et plus particulièrement sur les origi­nes de l’ancien chant liturgique russe. Un des intérêts de cet article est de faire la synthèse des acquis de la musico­logie russe, particulièrement dans les Académies de théo­logie, à la veille de la Révolution, et d’en continuer la recherche (c’est seulement depuis quelques années que celle-ci a pu reprendre en Russie même). L’origine non byzantine, mais directement proche-orientale, sémitique (peut-être liée au chant synagogal, dirions-nous aujourd’hui) de la musique d’Eglise russe est vigoureusement soulignée.

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Nous publions enfin la vie de saint Innocent de l’Alaska, récemment canonisé, et qui fut au siècle dernier un des plus grands missionnaires orthodoxes. Texte précieux, non seulement pour entrer dans la familiarité d’un saint, pour pressentir son étonnante humanité, mais aussi pour compren­dre l’esprit de la mission orthodoxe, une mission que l’Occi­dent commence à peine à découvrir (notamment grâce à l’édition en livre de poche catholique des souvenirs du missionnaire sibérien l’archimandrite Spiridon). Cette mis­sion, qui part presque toujours du rayonnement de la prière liturgique, se garde, en baptisant les personnes, de les déra­ciner de leurs cultures, et même de certains aspects reli­gieux de celles-ci. Les rapports d’Innocent de l’Alaska avec les shamanes sont particulièrement intéressants de ce point de vue.

Après une bibliographie importante, on trouvera trois notices nécrologiques : de l’archimandrite Lev Gillet, qui signait ses ouvrages « Un moine de l’Eglise d’Orient », de la Mère Flavienne, moniale et iconographe de tradition russe qui vécut en France, enfin de l’archevêque Alexis van der Mensbrugghe. Trois destins, trois manières d’être orthodoxe en Europe occidentale :
– dans le témoignage dépouillé, comme cristallin, de l’Evangile, dont la réédition de l’Eglise indivise permet de déceler le sens ultime qui est « l’amour sans limites » ;
– dans la capacité de recréer, avec une plénitude chaleureuse, la grande iconographie russe dans la lumière normande et dans le cadre architectural d’une vieille église de France ;
– dans la recherche érudite, patiente, honnête et donc limitée, du patrimoine liturgique de ce pays en ses origines. On pressent ainsi l’acquis de la Diaspora orthodoxe en Europe occidentale, Diaspora qui a fait germer ses « spo­res » dans nos terroirs spirituels puisqu’un Lev Gillet était Français, un Alexis van der Mensbrugghe, Belge. L’un et l’autre ont vu dans leur passage à l’Orthodoxie un approfondissement discret, l’appel à retrouver les racines de l’Eglise indivise, le devoir d’une lecture renouvelée, équilibrante, pacifiante, de l’histoire du christianisme occidental. Nous essaierons de continuer.

Contacts

Sommaire

Liminaire
[p. 89-92]

Le christianisme, l’Islam et l’Arabité
[p. 93-110]
Métropolite Georges Khodre

Possibilités d’un dialogue entre l’Islam et le Christianisme à partir de leur conception de l’histoire
[p. 111-141]
Astérios Argyriou

Problèmes spéciaux de l’ancien chant liturgique russe dans leur rapport avec la naissance du plain-chant
[p. 142-159]
Vladimir Iljine

La Vie de Saint Innocent de l’Alaska
[p. 160-170]

Chronique
• Les dialogues d’Athènes
[p. 171-174]
Jean Besse

Bibliographie
• La charité profanée – Jean Borella
[p. 175-176]
• La théologie de l’Icône dans l’Eglise Orthodoxe – Léonide Ouspensky
[p. 176-179]
• Approches de la Bible – J. Goettmann
[p. 179]
• André Chouraqui, homme de Jérusalem – Renée de Tryon-Montalembert
[p. 180]
• L’Eglise et la Paix – René Coste
[p. 181]
• Le monachisme : histoire et spiritualité – A. Solignac, P. Massein, J. Gribomont,
P. Miquel, J. Dubois, P. Riche, J. Bequet, K.S. Frank, D. Lunn, E. Behr-Sigel, E. von Séverus
[p. 181-184]
• Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme – Antoine Guillaumont
[p. 184-185]
• Livre de vie monastique : chemin d’Evangile – Monastère Demeure Notre Père
[p. 185]

In memoriam
– Archimandrite Lev Gillet (1892-1980)
[p. 186-187]
Elisabeth Behr-Sigel
– Mère Flavienne (+ octobre 1979)
[p. 188-189]
Jean Besse
– Archevêque Alexis van der Mensbrugghe (1899-1980)
[p. 190-191]
Jean Balzon