N° 209 – 1er trim. 2005
Liminaire
Parmi les saints orthodoxes canonisés au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, saint Silouane du Mont Athos manifeste de façon éminente l’universalité singulière de la Sainte Montagne. Voilà un moine qui a vécu, comme des milliers d’autres, la longue ascèse et la prière du monachisme orthodoxe dans un cadre rigoureusement établi et des fonctions très ordinaires. Voilà un homme qui a, cependant, atteint un degré d’excellence spirituelle tel que la hiérarchie ecclésiastique, l’ayant dûment constatée, n’a pu que proclamer sa sainteté pour l’édification, la consolation, la grâce et l’espérance des chrétiens et de tous les hommes de bonne volonté.
Cette canonisation et, d’abord, la connaissance même de Silouane, largement inaperçu de son vivant, n’auraient pas été possibles sans la conviction tenace, l’indéfectible attachement et le rayonnement personnel de plus en plus grand de l’Archimandrite Sophrony, son seul disciple. Car le rayonnement de la sainteté de Silouane est passé par la personne du Père Sophrony : l’action de l’Esprit Saint, dont les énergies lumineuses habitaient invisiblement le starets, passa et continue de passer par son disciple, retourné à Dieu aujourd’hui depuis un peu plus de 11 ans. La personne du Père Sophrony, dotée de multiples talents et gratifiée de divers charismes, a ainsi diffracté la sainte énergie lumineuse de Silouane de multiples façons.
Pour approcher le mystère d’une personne et apprécier la courbe de sa destinée, il n’est pas inutile de connaître quelques étapes marquantes de son itinéraire. Olivier Clément, qui l’a fréquenté et bien connu au cours de certaines de ses étapes parisiennes, nous livre ici « Quelques souvenirs sur le Père Sophrony ». On ne peut s’empêcher de voir que ce sont des ruptures tragiques qui ont balisé la voie qu’a parcourue cet artiste peintre dont le tempérament spéculatif et les intenses exigences existentielles avaient assiégé l’Absolu. Et l’on ne peut qu’admirer l’étonnant mouvement que suit sa vocation, qui le ramène brutalement en Occident pour y distribuer, en terre de tout autre enracinement spirituel, l’abondance des fruits que sa culture tout athonite lui avait valus. C’est alors, en même temps que ce nouveau départ, que commence son œuvre d’écrivain spirituel et de théologien : se succèdent les articles, les livres et une abondante correspondance, puis de très nombreux entretiens qui lui attirent des disciples et le chargent d’une large guidance spirituelle.
L’art de l’entretien, collectif ou singulier, relevait, chez le père Sophrony, comme le montre le diacre Maxime Egger, d’une véritable « Métaphysique de la parole ». Parole donnée aussitôt que reçue, émergeant du cœur et transmise avec spontanéité, dans le vif de l’évidence, dans l’aigu de la pertinence, dans le grave de la profondeur. Les ultima verba du starets, précieusement enregistrés et peu à peu diffusés, livrent, comme à l’improviste, une sagesse, naturelle au très grand âge de la maturité spirituelle, qui éveille dans l’oreille des attentifs la musique de l’esprit d’enfance, l’efficacité d’une pédagogie sans artifice et sans timidité. Ce n’est cependant pas que le legs spirituel du Père Sophrony n’ait été qu’un recueil de confidences tardives. Outre ses livres, dont la composition et la publication sont étalées sur plusieurs décennies, et qui sont de vrais traités, son enseignement oral a été jusqu’à la fin d’une très haute tenue théologique et d’un style soutenu.
Dans « L’Archimandrite Sophrony et le Mont Athos », l’Archimandrite Placide propose de considérer la vie du père Sophrony comme son enseignement premier, tant pour ceux qui ont eu le bonheur de le connaître que pour ceux, bien plus nombreux, qui pourront contempler l’icône à registres multiples de sa biographie. Il nous donne à parcourir les principales étapes de son itinéraire, qui sont autant de reposoirs dans sa procession vers le salut. On y remarque la conjonction de l’exigence spirituelle, initialement absolue, et de l’énergie finalement détendue d’une patience de longue haleine ; on y observe la compatibilité de la pure tradition athonite – fermeté du propos ascétique, ancrage de la doctrine dans l’expérience de la prière – et du souci, d’enracinement ontologique et d’ambition cosmique, du salut universel. De Russie en France, de la Sainte Montagne à l’Essex, d’Orient en Occident, le parcours est d’une essentielle rectitude que seules brisent les mutations de l’espace et du temps. Et cela, afin que l’Évangile soit annoncé dans un langage fidèle mais approprié à la situation de l’homme contemporain, dont l’homme occidental est devenu le plus grand commun dénominateur.
Cet enseignement de vie et tout ce que la poésie de la présence du Père Sophrony emportait avec elle ont obtenu, outre de très nombreuses conversions, que s’établissent de véritables socles pour la refondation de l’Église du Christ. L’influence du père Sophrony a été, en effet, proprement fondamentale. Parmi ses effets les plus manifestes et les plus profonds, il faut compter la toute providentielle fondation de plusieurs monastères dans la mouvance et l’inspiration créatrice du monastère Saint-Jean-Baptiste de Maldon (Essex). C’est ce qu’atteste le père Syméon, higoumène du monastère Saint-Silouane de Saint-Mars de Locquenay (près du Mans) quand il évoque la gestation puis la naissance de son monastère et ses liens avec « Le père Sophrony, référence pour le monachisme contemporain ». Il y raconte comment a émergé, en France, le surgeon de l’esprit de saint Silouane, par l’effet d’une intuition proprement providentielle qui l’a conduit à fonder un monastère orthodoxe francophone, dans la dépendance canonique du Patriarcat de Moscou et dans la droite tradition ascétique actualisée en Occident par le père Sophrony.
C’est en effet l’exemple du monastère d’Angleterre qui a suscité pareille greffe spirituelle, en France tout comme, un peu plus tard, au Liban, puis en Roumanie. Comme en témoigne avec tant d’acuité Jean-Claude Polet, dans un texte qui nous expose « Ce que [lui] a montré le monastère Saint-Jean-Baptiste (Essex) fondé par l’Archimandrite Sophrony », l’évidence de la mission eschatologique et prophétique de cette fondation monastique, à la fois toute nouvelle et toute traditionnelle, a suscité chez de nombreux laïcs et beaucoup de chrétiens occidentaux une nouvelle manière de poser la question de Dieu, de rencontrer la personne du Christ, de se sentir portés par la grâce de l’Esprit Saint. La tradition spirituelle vivante qui anime le monastère d’Angleterre et les autres monastères qui se sont fondés à sa suite et dans la continuité de la grâce reçue représente en effet, dans l’Orthodoxie d’aujourd’hui, pour l’Orthodoxie universelle et pour le témoignage de l’Orthodoxie en Occident, un point d’appui dont l’importance ne peut que croître.
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Contacts
Sommaire
Liminaire
[p. 2-5]
Quelques souvenirs sur le père Sophrony
Olivier Clément
[p. 6-9]
Une métaphysique de la parole
Maxime Egger
[p. 10-30]
L’archimandrite Sophrony (1896-1993) et le Mont Athos
Placide Deseille
[p. 31-44]
Le père Sophrony, référence pour le monachisme contemporain
Syméon Cossec
[p. 45-54]
Ce que m’a montré le monastère Saint-Jean-Baptiste fondé par l’archimandrite Sophrony
Jean-Claude Polet
[p. 55-72]
Chronique
• Une thèse de doctorat sur la pneumatologie de Nicéphore Blemmydès (XIIIe siècle)
[p. 73-76]
Bibliographie
• Catholicisme : Les aspects sociaux du dogme – Cardinal Henri de Lubac
[p. 77-78]
• Éthique chrétienne
– Tome 1 : Introduction, principes généraux, problèmes actuels
– Tome 2 : L’homme et Dieu, l’homme et les autres hommes, positions et perspectives existentielles et bioéthiques
– Tome 3 : Sources patristiques
– Georges Mantzaridis
[p. 78-80]
• Maurice Zundel – Bernard de Boissière et France-Marie Chauvelot
[p. 80-81]
• La rencontre avec le Dieu vivant : Lecture spirituelle de l’Évangile selon saint Marc – Antoine Bloom
[p. 81-83]
• Approche de Dieu dans la voie orthodoxe – Précédé de Autobiographie – Kallistos Ware
[p. 83-84]
• Lettres du Mont Athos – Traduit du russe par A. Kichilov
[p. 86-87]