N° 212 – 4e trim. 2005
Liminaire
Au moment où nous allions mettre ce numéro sous presse, notre amie Élisabeth Behr-Sigel s’est endormie dans le Seigneur à l’âge de 98 ans. Depuis la prise en charge de Contacts par Olivier Clément en 1959, elle était une collaboratrice fidèle[1], prenant une part active, toujours stimulante, aux réunions du comité de rédaction de notre revue. Avec le départ de celle que l’on surnommait affectueusement la « grand-mère de l’Orthodoxie française », c’est une « mémoire » de la vie de trois quarts de siècle de l’Église orthodoxe en France qui s’éteint. A ses dons d’intelligence, elle alliait de profondes qualités de cœur ; elle laisse derrière elle un grand vide. Notre revue, qui lui doit beaucoup, consacrera, dans les temps à venir, un numéro à sa mémoire.
Ce dernier volume de l’année 2005 s’ouvre par le commentaire d’un poème de T.S. Eliott, poète américain Nobel de littérature en 1948, dont l’insistance permit la parution, en 1955, du premier volume d’extraits de la Philocalie en traduction anglaise. Olivier Clément montre la profondeur intérieure de la fête de Noël, dont la célébration nous fait passer par la souffrance à la joie, par la mort à la naissance. A la suite des Rois Mages, nous entreprenons un pénible voyage vers Bethléem : nous descendons vers la mort à nous-mêmes pour renaître en Christ dans l’Esprit. Ce mystère de Noël nous fera renaître radicalement autres.
C’est sous l’impulsion de la doyenne de notre comité de rédaction que nous avons décidé de célébrer dans ce volume le 25e anniversaire de la mort du père Lev Gillet (1893-1980). Le 20 mars dernier a eu lieu à l’Institut Saint-Serge, un mini-colloque organisé par la Fraternité orthodoxe de la région parisienne avec la participation de plusieurs témoins l’ayant bien connu (cf. SOP, avril 2005). Prêtre et théologien orthodoxe français, recteur de la première paroisse orthodoxe de langue française fondée à Paris dès 1929, le père Lev est bien connu par ses ouvrages de spiritualité simples, profonds et rayonnants, signés sous le nom du « Moine de l’Église d’Orient ». Deux volumes de notre revue (N° 165 et 167, 1er et 3e Trimestre 1994) ont été déjà consacrés à la mémoire et à la pensée de ce grand théologien. Nous sommes heureux d’offrir ici trois textes complémentaires sur un homme dont l’itinéraire spirituel fut peu commun. Moine bénédictin, puis studite (catholique de rite oriental), entré en communion sacramentelle avec l’Église orthodoxe, il fut en premier lieu un authentique témoin de l’Évangile.
Dans une communication très dense consacrée au « mystère de l’Église selon le père Lev », l’évêque Kallistos souligne que le père Lev, « esprit libre, prophétique et kénotique », avait profondément conscience de ce que l’Église, dans sa catholicité, dépasse l’ethnocentrisme qui prévaut encore souvent dans nos terres de « diaspora » orthodoxe. Sa vision de l’Église prend en compte trois notes fondamentales : amour, tradition, liberté. L’évêque anglais rappelle que sans amour il n’y a pas d’Église et souligne que chez le père Lev, on voit s’exprimer « à la fois ouverture et fidélité : ouverture à tout mouvement de l’Esprit dans le cœur de toute personne, fidélité à sa vocation propre comme prêtre de l’Église orthodoxe ». Discernant dans le père Lev un « passeur et [un] bâtisseur de ponts », Mgr Kallistos conclut à son propos que si ce « pèlerin de l’unité » a beaucoup souffert, cependant « pour lui, avec sa foi en Christ crucifié et ressuscité, les ténèbres étaient pleines de lumière ».
Élisabeth Behr-Sigel retrace, à partir de ses propres souvenirs, l’histoire de l’amitié et de la collaboration entre le père Lev et sainte Marie de Paris aux temps de la première paroisse orthodoxe en langue française, à Paris, puis du foyer de la rue Lourmel, où venaient se réfugier beaucoup de miséreux de l’émigration russe.
A son tour, le père diacre Nicolas Lossky décrit dans une note l’amitié qui liait le père Lev au théologien Vladimir Lossky, ainsi que leur approche commune de l’Église d’Orient, qu’ils considéraient tous deux « comme universelle, et non orientale ».
Nous publions deux textes du père Lev, jusque là inédits en français, communiqués à la rédaction par Paul Ladouceur. Dans « l’éthique chrétienne dans un monde nouveau », un texte étonnamment actuel, le père Lev, à la révolution dans l’ordre des valeurs morales qui caractérise le monde contemporain, oppose la révolution bien plus radicale que représente la conversion au Christ : l’union vivante avec le Seigneur n’est plus une loi, mais la plénitude même de la loi. Non moins profond, le second texte, « La Vision », est consacré à ces instants exceptionnels où chacun de nous, dans sa vie, a pu apercevoir « une réalité qui était bien au-dessus de nous et pourtant qui agissait en nous » de façon décisive.
La tension qu’éprouvait le « Moine de l’Église d’Orient » entre sa culture quotidienne, occidentale, et la Tradition orthodoxe – tension féconde propre à l’Orthodoxie en Occident –, nous la retrouvons abordée d’une autre manière dans l’étude historique du professeur Astérios Argyriou sur saint Nicodème l’Hagiorite et Adamante Coray (ou Koraïs), deux illustres « pères » du néo-hellénisme. Aussi éclairante qu’audacieuse, cette investigation nous ramène aux sources spirituelles et culturelles d’une Grèce moderne partagée irrémédiablement – et jusqu’aujourd’hui – entre la Tradition spirituelle byzantine et l’Aufklärung des élites intellectuelles fascinées par l’hellénisme antique à travers le prisme du regard occidental. Tout semble opposer l’éditeur de la Philocalie des Pères neptiques et la figure de proue des Lumières grecques, « éducateur de la nation hellène ». Exemple symbolique, le 11 juillet 1791, tandis que saint Nicodème mène à l’Athos sa vie d’ermite partagée entre l’étude, les éditions savantes de textes ascétiques et la prière, Coray, installé à Paris depuis 1788 (où il mourra en exil en 1833), suit avec enthousiasme le transfert des restes de Voltaire au Panthéon en exprimant son vœu le plus cher : devenir un Voltaire grec ! Entre le défenseur de la Lumière incréée et l’apôtre des lumières de la raison, là où l’on ne verrait qu’opposition, A. Argyriou sait, par une analyse patiente, dégager des convergences et des différences de priorités qui ne font pas toujours opposition.
Le nom de Jésus est au-dessus de tout nom, aimait rappeler à la suite de saint Nicodème le père Lev dans ses écrits. Dans une belle étude intitulée « L’Esprit Saint prie en nous », le père Michael Plekon nous parle de la signification liturgique de la Prière de – ou plutôt à – Jésus. Pour ce faire, il s’appuie sur saint Séraphin de Sarov, Paul Evdokimov et la sainte mère Marie Skobtsov qui représentent pour nous des maîtres non seulement de prière mais de vie chrétienne. Ils ont été les témoins du Royaume dans l’ère moderne, jetant un pont entre le XIXe et le XXe siècle. Chacun d’eux fut un « être liturgique », une personne de prière, non pas tant en exposant des théories ou des techniques, qu’en faisant de la prière une action, en mettant l’Évangile en pratique, en « devenant prière incarnée ». La signification liturgique de la Prière du cœur telle qu’ils l’ont vécue est précisément que la vie chrétienne remplie de l’amour de Dieu et du prochain est la célébration de la « liturgie après la Liturgie », la célébration, à l’extérieur de l’église, du « sacrement du frère ».
Deux grands prophètes du XXe siècle, le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras Ier, ont témoigné de ce sacrement du frère, lors des grandes retrouvailles de 1964, puis, surtout, à travers l’événement exceptionnel du 7 décembre 1965 que fut, à la fin de Vatican II, la décision conjointe de Rome et de Constantinople de lever les excommunications réciproques de 1054. Dom Patrice Mahieu retrace dans un article excellemment documenté les circonstances de l’événement d’abord envisagé par Athénagoras ; dix ans plus tard le 13 décembre 1975, ce sera au pape Paul VI d’accueillir l’envoyé du patriarche Dimitrios Ier en lui baisant les pieds, suggérant le retour à une vision kénotique du ministère du « servus servorum Dei ». Il convenait d’honorer dignement les anniversaires de ces deux gestes prophétiques qui, malgré toutes les difficultés à venir, ont permis une première réconciliation entre les Eglises, permettant d’engager un vrai dialogue en vue de l’unité.
Toute la rédaction de Contacts souhaite à ses fidèles abonnés de saintes fêtes de Noël et de la Théophanie.
Contacts
Note : Nous sommes heureux de pouvoir proposer une légère baisse du prix de l’abonnement annuel en France, dans le cadre d’une campagne promotionnelle de la revue.
[1] Voir l’interview donnée par Elisabeth Behr-Sigel dans Contacts n° 200, 4e trim. 2002, p. 351-364.
Sommaire
Liminaire
[p. 297-301]
« Contacts »
Le Voyage des Mages
[p. 302-306]
Olivier Clément
Le mystère de l’Église selon le père Lev
[p. 307-314]
Évêque Kallistos (Ware)
Mère Marie Skobtsov et le père Lev Gillet
[p. 315-318]
Élisabeth Behr-Sigel
Vladimir Lossky et le père Lev Gillet
[p. 319-321]
Nicolas Lossky
L’éthique chrétienne dans un monde nouveau
[p. 322-327]
Lev Gillet
La Vision
[p. 328-331]
Lev Gillet
Nicodème l’Hagiorite et Adamante Coray : Deux itinéraires différents pour un objectif commun
[p. 332-350]
Astérios Argyriou
La signification liturgique de la prière de Jésus « L’Esprit Saint prie pour nous »
[p. 351-366]
Michael Plekon
Promesses d’hiver 1965-1975-2005
[p. 367-384]
Patrice Mahieu
[Chronique] Colloque scientifique international à l’occasion du 80e anniversaire de l’Institut Saint-Serge
[p. 385-391]
Job Getcha
[Chronique] Un congrès à l’Académie théologique de Volos (Grèce) sur la théologie grecque des années 60
[p. 392-396]
Théophile Abatsidis et M. Stavrou
Bibliographie
[p. 397-411]
• « Le Christ dans la philocalie » – Jacques Touraille
• « Et la vie sera amour » – Hélène Arjakovsky-Klépinine
• « J’aime donc je suis » – Le legs théologique de l’archimandrite Sophrony – Nicolas Sakharov
• « L’inconscient spirituel » – Jean-Claude Larchet
• « Sacrifice de Louange » – Mélanges liturgiques offerts à la mémoire de l’archévêque Georges Wagner (1930-1993)
• Buisson Ardent, n°11 – « Simplicité et Sagesse »
• « Lettres spirituelles » – Joseph l’Hésychaste
• Mélanges offerts en hommage par la fraternité Saint-Élie à son éminence le métropolite de Silvyria Émilianos Timiadis
Table des matières du tome LVII – année 2005
[p. 412-415]
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