Contacts, n° 231

N° 231 – 3e trim. 2010

Liminaire

L’Évangile de Marc rapporte que, lorsque Jésus, après son baptême, fut poussé au désert par l’Esprit pour y être tenté par Satan, « il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient » (Mc 1,13). Cette proximité du Sauveur, seul, au désert avec les animaux et avec les anges nous interroge sur le statut exact, au regard de la Révélation, de ces compagnons de la condition humaine dans la destinée de l’univers. En même temps, est mis en évidence un lien mystérieux entre deux univers : les animaux et les anges. La tradition patristique orthodoxe fournit une interprétation particulièrement riche de la vie cosmique sous toutes ses formes, notamment animales. Le présent volume de Contacts est consacré à ce thème d’une grande actualité, compte tenu de la crise écologique dans laquelle est désormais plongée notre civilisation.
Nous publions en premier lieu les Actes du colloque œcuménique très original qui s’est tenu sur le thème : « Les animaux dans l’économie du Salut » le samedi 21 mars 2009, à l’Institut Saint-Serge (Paris). Ouvrant les travaux accueillis dans le cadre de la chaire de Théologie des dogmes, le professeur Michel Stavrou présenta l’Association Notre-Dame de Toute Pitié, coorganisatrice de la journée, qui fêtait son 40e anniversaire, avec la présence de son président, Jean Gaillard, et de son animateur, le frère Cyril Crom. Fondée par une laïque, Marguerite Prestreau, au couvent des franciscains de Paris, cette association a pour objectif de sensibiliser les chrétiens au respect des animaux.
Dans un exposé introductif intitulé « La philosophie trop longtemps servante de l’approche théologique de l’animalité », Elisabeth de Fontenay, philosophe et professeur émérite à l’université Paris I-Sorbonne, auteur de l’ouvrage de référence Le Silence des bêtes (Paris, 1998), a rappelé qu’animal vient d’anima (f.), c’est-à-dire l’âme, et d’animus (m.), l’esprit. La croyance dans l’âme des bêtes a été permanente, des premiers temps de la culture judéo-chrétienne jusqu’au XIXe siècle. Aristote distingue l’âme végétative, nutritive, sensitive (des animaux) et l’âme intellective de l’homme (mais aussi chez certains animaux). Les pratiques religieuses grecque et juive mettent en avant une culture du sacrifice. Dans la culture grecque du sacrifice, l’animal était honoré. Dans la culture juive, on ne peut sacrifier des animaux qu’au temple de Jérusalem et par des prêtres, mais la pratique des sacrifices a été contestée dès l’Ancien Testament (Samuel, Jérémie, Osée, Michée). Le sacrifice du Christ sur la croix a repris les trois fonctions : le sacrifiant, le sacrificateur et Dieu, le Christ prenant la place de l’animal. Puis E. de Fontenay s’est attaquée à une vision dévalorisante de l’animal propre à la théologie chrétienne occidentale : puisque les animaux n’ont pas péché (saint Augustin), Dieu étant juste, on prétend qu’ils ne peuvent pas souffrir. Ainsi pour Descartes les animaux n’ont pas d’âme et sont considérés comme des machines ; il ne peut pas y avoir d’économie du salut pour les bêtes.
Ce volume s’ouvre avec le texte de l’intervention de Pietro Chiaranz, doctorant à l’Institut Saint Serge. Intitulé « Les implications du salut chrétien sur les animaux dans une approche orthodoxe », son étude développe le thème du salut chrétien qui s’applique à toute la créatures parce qu’il s’inscrit dans la miséricorde de Dieu à l’œuvre dès la création. Par la présence d’un Homme en qui le ciel c’est ouvert, la nature matérielle peut rayonner par participation à la vie divine en s’illuminant intérieurement dans la mesure où s’est instauré un contact « entre le terrestre et le divin, entre le temporel et l’éternel ». Participer à cette illumination signifie participer à la vie éternelle et au salut. Règne animal et corps humain se trouvent entièrement concernés par le salut. Dans l’approche orthodoxe commune, le salut est transfiguration, comme le montrent les icônes : les saints représentés y apparaissent dans une grande proximité avec la nature et les animaux. Le fond désigne une nature rayonnante avec des animaux lumineux (exemple : la toison resplendissante des mouton sur l’icône de la Nativité). P. Chiaranz s’est appuyé sur le verset important du Ps 35 : «Seigneur tu sauves l’homme et les bêtes », et il a montré, par de nombreux exemples hagiographiques et ascétiques, comment une théologie ouverte au salut des animaux était mise en œuvre dans l’Orient chrétien. Chez les Pères, le salut possède deux significations : d’un côté il vise l’homme qui administre sagement la création à l’exemple d’Adam avant la chute, de l’autre il s’étend, à travers l’homme, à toute créature, animaux compris.
Intitulé « Le statut des animaux au cœur du projet créateur dans la Bible », la communication de la sœur catholique Anne-Laetitia Michon a tenté de montrer ce que l’animal, dans la Bible, révèle de l’homme et de Dieu. En Gn 1, on trouve une progression logique dans l’acte créateur jusqu’aux animaux, et une rupture lorsque Dieu fait l’homme à son image. D’un côté, le règne animal est réglé par la multiplicité, de l’autre, on trouve l’unicité du genre humain. Pourquoi « Dieu vit que cela était bon » n’est pas dit après la création de l’homme ? Parce que l’homme garde la liberté de faire le bien ou le mal. Bien des abus viennent de la compréhension de l’injonction divine « Dominez la terre et soumettez-la ! ». Mais l’homme a reçu une mission de gérance et non de propriétaire. Dieu seul est propriétaire de la vie. La limitation imposée par le Créateur au commencement et exprimée symboliquement par l’interdiction de manger du fruit de l’arbre montre que nous sommes soumis à des lois biologiques et morales qu’on ne peut transgresser impunément.
Dans « Animaux humains et non humains en présence du Dieu créateur »,. Anne Marie Reijnen, pasteur et théologienne réformée, propose une analyse engagée du regard de notre société sur les animaux. Elle évoque leur souffrance, rendue invisible à nos contemporains, dans les abattoirs industriels, « usines à tuer ». Face à cette catastrophe, elle constate le silence de la théologie sur les animaux, et s’interroge : « Pourquoi le christianisme a-t-il failli à sa tâche ? ». Quand les chrétiens tentent de parler des animaux, ils se voient trop souvent opposer le ridicule, la relégation ou la domestication. Citant les exemples de saint François d’Assise et de l’« hérétique » Giordano Bruno qui exhortait ses contemporains : « A moins de reconnaître votre animalité, vous n’accèderez pas à l’humanité ! », elle souligne que les progrès de l’éthologie nous poussent à revoir les frontières qui séparent l’homme du monde animal. La théologie doit pouvoir, aussi, énoncer un principe valable pour tous les vivants.
Aux actes de ce colloque, dont les participants sont convenus que la théologie chrétienne de la condition animale en est encore à ses balbutiements, s’ajoute une belle et courte étude du P. Michel Evdokimov, « L’ours et le loup », consacrée à la coexistence heureuse entre les animaux sauvages et les saints. De grandes figures sont évoquées, tels François d’Assise et Séraphin de Sarov. Pour pacifier les bêtes sauvages, rappelle M. Evdokimov, il faut commencer par se laisser pacifier nous-mêmes par l’Esprit céleste, ce qui exige une patiente ascèse. « La seule arme capable d’apprivoiser l’ours ou le loup tapi au fond de nous, et d’en faire un ami, c’est l’amour. »
Ce volume s’achève par une remarquable et passionnante étude d’Anne-Marie Girleanu, consacrée aux sources et à l’élaboration d’un motif iconographique presque universel du Moyen Âge chrétien : le Tétramorphe, c’est-à-dire la représentation des quatre animaux de la vision d’Ezéchiel (Ez 1, 1-14), associée à la figuration symbolique des quatre évangélistes. Ces quatre vivants ont leur place au pied du trône de la gloire de Dieu. Les belles illustrations qui accompagnent cet article sont assez suggestives pour nous convaincre, au-delà de leur portée symbolique, que les animaux ont bien une place dans l’économie du salut… même si les chrétiens en sont souvent de bien piètres témoins.

Contacts

Sommaire

Liminaire
[p. 205-208]

Les implications du salut chrétien sur les animaux dans une approche orthodoxe
[p. 209-230]
Pietro Chiaranz

La Bible et le statut des animaux au cœur du projet créateur
[p. 231-255]
Anne-Laetitia Michon

Animaux humains et non humains en présence du Dieu créateur
[p. 256-265]
Anne Marie Reijnen

L’ours et le loup
[p. 266-274]
Michel Evdokimov

Les quatre « animaux saints » ou le Tétramorphe : Sources et élaboration d’un motif iconographique médiéval
[p. 275-317]
Ana-Maria Gîrleanu-Guichard

Chronique
[p. 318-319]

Bibliographie
[p. 320-327]