N° 230 – 2e trim. 2010
Liminaire
Ce numéro porte essentiellement sur la question lancinante, déjà posée par Job il y a plus de trois mille ans : pourquoi la souffrance ? Pourquoi le mal ? Que fait Dieu quand l’homme souffre ? Elle fait partie de ces « maudites questions » dont parlait Dostoïevski, elle est maintes fois reprise par l’athéisme moderne, notamment la philosophie existentialiste ; elle met à l’épreuve la foi les chrétiens, invités eux aussi à s’interroger sur leur Dieu dont le comportement est si différent de celui des autres dieux, de toutes les constructions intellectuelles que les hommes ont pu bâtir autour de cette question.
En ouverture, un article rédigé vers 2000 par notre ami Olivier Clément, déjà atteint probablement par les prodromes de sa maladie. Il n’aborde pas de front le problème du mal, il va bien au-delà pour nous donner à sentir l’éternelle nouveauté du message du Christ, message destiné à être sans cesse ressaisi, à cause de notre nature instable. Le Christ n’apporte pas une explication au mal ou à la souffrance, il les combat. Comment ? Avec les armes de l’amour. Alors la femme est rétablie dans sa dignité, l’enfant dans son innocence, le pauvre peut être nourri, et Dieu lui-même descend dans l’enfer de la déréliction, au creux de l’angoisse des hommes : Michel Evdokimov réfléchit « à chaud », avec émotion, sur ce cataclysme qui a tout récemment ébranlé en profondeur un peuple, pauvre parmi les pauvres, un peuple tout imprégné de christianisme qui a su, au milieu de ses souffrances, garder une dignité et une flamme d’espérance, pas toujours perceptibles parmi les nantis de la civilisation occidentale.
Après le tsunami, les inondations, le tremblement de terre en Haïti, voire l’effervescence du volcan islandais, la nature se rappelle à notre souvenir car, « livrée au pouvoir du néant » d’après saint Paul, elle est en attente d’« être affranchie de la servitude ». Comme les habitants écrasés par la tour de Siloé (Lc 13,4-5), les Haïtiens ne sont pas chargés d’une culpabilité particulière. « Mais si vous ne vous repentez pas, tous, de même, vous périrez », dit le Christ. N’est-ce pas nous faire, même à nous, une part de responsabilité dans les cataclysmes de toutes sortes qui secouent une nature marquée elle aussi par le péché ?
Dans une longue étude toute en finesse et riche de citations, Costi Bendaly, bien connu pour sa remarquable étude sur le sens et la finalité du jeûne chrétien (voir Contacts n° 131, 3e trimestre, 1985), s’interroge sur l’épineuse compatibilité entre un Dieu d’amour et le cortège de malheurs tombant en pluie sur sa création. Modestement, l’A. avance avec fermeté un certain nombre de certitudes sur lesquelles les chrétiens pourraient s’entendre, comme par exemple l’idée que Dieu n’est pas à l’origine du mal. Il faut dépasser les anciens clichés dont la Bible est émaillée en disant, par exemple: si je suis malade, ou aveugle, c’est Dieu qui me punit, ou punit mes parents. D’autres citations, dans les Écritures d’ailleurs, vont en sens contraire, et le comportement du Christ indique qu’il ne saurait y avoir, en lui, d’ennemis ou d’hommes destinés à souffrir. Loin d’être un spectateur impassible des malheurs du monde, Dieu s’y incarne pour partager la souffrance de ses créatures, Lui, l’être divin dépouillé de son impassibilité (II pleura devant le tombeau de Lazare) et de sa divinité, pour souffrir une crucifixion qui perdurera, nous dit Pascal, jusqu’à la fin du monde. On peut lever un coin de rideau, mais le mystère, dit l’A., n’en demeure pas moins total. Il remonte à l’origine de la création. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, se demandait Heidegger ? Ce quelque chose, ne serait-ce pas l’amour ? Nous pouvons avoir le cœur brisé, et savoir que le Christ a traversé cette brisure jusqu’à la Croix et la Résurrection. Devant une douleur trop forte, mieux vaut un silence « bruissant d’espérance ».
L’article de Michel Stavrou « Le péché des origines dans l’orthodoxie et à Port-Royal » a le grand mérite d’étudier dans quelle mesure les solitaires de ce centre de la pensée janséniste ont pu être marqués « dans l’approche de ce thème dogmatique par les réponses de l’Orient chrétien ». Ils lisaient les Pères grecs, mais leur maître à penser était saint Augustin. Une telle étude, menée avec rigueur, ne peut que contribuer à une meilleure connaissance mutuelle entre Orient et Occident. L’A. reprend la notion de transgression alourdie d’esprit juridique, dont la responsabilité se transmet à tout homme, en Occident, alors que les Pères grecs s’émerveillent devant la miséricorde – non la soif de justice – de Dieu. Pour eux l’homme d’après la chute hérite non de la culpabilité d’Adam – la culpabilité est toujours personnelle –, mais des conséquences du péché d’Adam: si tu en manges, tu mourras. Cette approche du péché est capitale dans un dialogue avec les incroyants qui répugnent à admettre un péché qu’ils n’ont pas commis à l’origine. Si l’Orient n’a pas toujours eu une attitude uniforme en la matière (le patriarche Cyrille Loukaris inclinait au calvinisme et le métropolite Pierre Moghila à la scholastique latine), il se targue cependant d’une ferme opposition à une sombre théologie de l’homme enclin au mal parce que vivant dans la déchéance. La divergence tient au fait que, pour l’Orient, Adam était un être fragile, influençable, alors que pour Augustin et ses héritiers il était créé homme parfait. De là jaillit cette « culture de la culpabilité », disait Ricœur, qui a fait tant de mal dans l’approche du christianisme parmi les milieux incroyants. À Port-Royal, Orient et Occident, en ce « siècle de saint Augustin », campent sur des positions antinomiques, la connaissance des Pères y reste bien superficielle. Il faudra attendre le xxe siècle pour que cette grande école patristique orientale obtienne droit de cité dans les milieux occidentaux. Force est de constater un relatif échec dans l’appréhension courante du « péché des origines » en Orient et en Occident, dont le cardinal Ratzinger disait qu’il « est vraiment un des problèmes les plus graves de la théologie et de la pastorale ».
Le Christ entre lui-même dans la fournaise de la Passion et accepte d’aller jusqu’au bout, jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’il aime. Peut-il alors y avoir un enfer définitif puisque, comme disait Olivier Clément, « le Christ ne cesse d’y descendre » et d’y faire résonner l’espérance ? La réponse appartient à chaque personne humaine, à qui Dieu offre le salut éternel dans l’amour et la liberté.
Contacts
Sommaire
Liminaire
[p. 105-108]
Un Dieu infiniment respectueux de la liberté de l’homme
[p. 109-113]
Olivier Clément
Tremblement de terre à Haïti
[p. 114-118]
Michel Evdokimov
Dieu et les malheurs : Comment l’existence des malheurs est-elle compatible avec le pouvoir de Dieu et sa bonté ?
[p. 119-154]
Costi Bendaly
Le péché des origines dans l’orthodoxie et à Port-Royal
[p. 155-177]
Michel Stavrou
Chronique
[p. 178-183]
Bibliographie
[p. 184-203]