Contacts, n° 259-260

N° 259-260 – 3e et 4e trim. 2017

Liminaire

Ce volume double de Contacts, consacré au renouveau de la théologie grecque contemporaine des années soixante à nos jours, est exceptionnel à plusieurs titres. Il propose une lecture croisée des débats théologiques qui ont traversé, dynamisé et marqué de leur sceau depuis plus de cinquante ans l’Église de Grèce et, à travers elle, toute la communion orthodoxe. Dans le même temps, il rappelle les grands défis auxquels, depuis la Pentecôte, chaque Église se doit de répondre au fil des siècles pour accomplir sa vocation : annoncer la Bonne Nouvelle du salut en Jésus-Christ, appeler à la conversion des cœurs, faire pressentir la présence du Royaume de Dieu dans l’Esprit Saint, répondre à la quête spirituelle des hommes et femmes de toutes conditions sans jamais servir l’esprit du monde mais en demeurant fidèle à la Tradition apostolique et patristique.
Les douze articles qui suivent reprennent, sous une forme amplifiée et actualisée par leurs auteurs, les textes présentés lors d’un colloque universitaire qui s’est déroulé à Paris, à l’Institut Saint-Serge et au Centre Istina les 15-16 avril 2010. Organisé conjointement par l’Académie théologique de Volos (Grèce), l’Institut Saint-Serge et le Centre Istina, avec la collaboration de la revue Contacts et du site internet orthodoxie.com, ce colloque avait pour but de proposer une relecture critique de l’œuvre théologique accomplie en Grèce par la génération des années soixante jusqu’à notre époque. Cette démarche était pleinement légitime du fait que, dans la vision orthodoxe, aucun discours ni acte théologique ne se reçoit automatiquement comme vérité normative en raison de l’autorité morale ou hiérarchique de son auteur. La réception est un processus constitutif et permanent de la vie même de l’Église, par nature conciliaire, même lorsque les conciles ne se réunissent pas. Il s’agit d’une mise en œuvre du sensus et consensus fidei du peuple de Dieu dans l’unité ecclésiale en communion avec l’épiscopat. Et un colloque théologique a notamment pour fonction de favoriser et stimuler ce processus de réception.
Pour les treize auteurs de ce volume, tous engagés dans la réflexion théologique, il s’agissait d’évaluer, en référence à la Tradition ecclésiale, la contribution de ceux-là mêmes qui, en Grèce, cinquante ans plus tôt, avaient insufflé un air nouveau dans les cercles théologiques orthodoxes. Leurs noms sont plus ou moins familiers en Occident, en fonction de la traduction et diffusion partielle de leurs écrits. Outre quelques grandes figures aujourd’hui décédées comme Dimitris Koutroubis, Nikos Nissiotis, Panayotis Nellas, le père Jean Romanidis, Sabbas Agouridis et Nikos Matsoukas, les plus représentatifs de ce renouveau sont le métropolite de Pergame Jean Zizioulas, Christos Yannaras, le père Basile Gondikakis et Georges Mantzaridis. Leurs écrits rayonnent dans tout l’espace orthodoxe, dans les Balkans (notamment en Serbie et Roumanie), mais aussi au Proche-Orient et dans la « diaspora » orthodoxe en Europe occidentale et en Amérique.
Comme le montrent ces articles dont les approches croisées permettent une meilleure compréhension des enjeux, le renouveau des années soixante en Grèce a peu à peu entièrement renouvelé la théologie néo-hellénique. Il ne s’agissait pas d’un mouvement structuré mais d’une gerbe de contributions spontanées qui, par des voies spécifiques tantôt convergentes tantôt discordantes, s’efforçaient de faire retour à la Tradition orthodoxe – tradition enracinée dans l’Écriture, la liturgie et les Pères. Partiellement tributaire du rayonnement de l’« École de Paris » depuis l’entre-deux-guerres, cette quête était aussi marquée par le désir d’affranchir la théologie orthodoxe d’une « captivité babylonienne » (G. Florovsky) qui, depuis des siècles, lui imposait des schémas conceptuels empruntés à la scolastique occidentale, une séparation ruineuse entre théologie et vie spirituelle et un discours globalement stérile, approchant la doctrine sous le double mode de la polémique et de l’apologétique.
Ce volume met bien en évidence les grands axes du renouveau de la théologie grecque moderne : recherche d’une synthèse néo-patristique, désir d’assumer le renouveau de la théologie russe de la « diaspora », réévaluation de la signification de la Tradition et de la piété du peuple de Dieu, compréhension de la vie ecclésiale et du sens de la personne humaine qui découlent de l’Eucharistie (Zizioulas), réappréciation d’une morale ecclésiale à la lumière de la tradition ascétique et philocalique (Yannaras), revalorisation de la théologie dogmatique face à un moralisme individualiste sans ancrage théologique.
Au-delà du rôle décisif d’un renouveau qui aura affecté positivement non seulement l’espace hellénique mais de proche en proche toute l’orthodoxie, les auteurs du présent volume montrent aussi les limites de ce courant, notamment un retard notable dans la recherche théologique en études bibliques, en missiologie, etc. Cela a eu pour effet la schématisation parfois abusive de catégories fondamentales de la théologie orthodoxe : par exemple l’idéalisation naïve de la tradition orientale, l’exaltation d’un hellénisme plus culturel qu’ecclésial chez plusieurs auteurs, l’opposition trop schématique entre Orient et Occident chrétiens, une certaine diabolisation de l’Occident et de la modernité, la surévaluation de l’institution épiscopale dans l’ecclésiologie eucharistique. De plus, en réaction à l’activisme des organisations religieuses, l’importance de l’activité sociale et missionnaire de l’Église a été sous-estimée au plan théologique. Cela a eu pour effet de mettre l’accent sur l’Eucharistie, sans en assumer toujours les conséquences sociales et « politiques » bien que, par ses racines bibliques et apostoliques, le sacrement de l’autel aille toujours de pair avec le « sacrement du frère ».
Même si, dans les textes qui suivent, on trouve des analyses critiques parfois vigoureuses envers les œuvres de ces théologiens grecs des années soixante, la démarche qui a donné lieu à ces réflexions croisées illustre aussi, et peut-être avant tout, l’esprit de liberté et de dialogue fraternel que cette génération d’avant-garde a su instaurer en favorisant le retour à une conscience ecclésiale plus authentiquement orthodoxe. Le dernier mot à leur égard n’est pas le blâme ni la dénonciation, mais le respect et la reconnaissance.

Michel Stavrou

Sommaire

Liminaire
[p. 253-256]

L’orthodoxie néo-hellénique face aux défis théologiques contemporains
[p. 257-269]
Théophile Abatzidis – Michel Stavrou

Les théologiens Nissiotis et Nellas et la génération des années soixante
[p. 270-289]
Sotiris Gounélas

Études bibliques et « théologie des années soixante »
[p. 290-299]
Miltiade Konstantinou

Spiritualité entre institution et charisme : réflexions sur la théologie du p. J. Romanidis
[p. 300-313]
Basile Thermos

La «génération des années soixante» et la mission : doute, créativité et embarras
[p. 314-355]
Athanase N. Papathanassiou

Église contre religion et critique de la religion dans la théologie orthodoxe grecque
[p. 356-401]
Basile Makridis

La découverte de l’hellénicité et l’anti-occidentalisme théologique chez Romanidis, Gondikakis et Yannaras
[p. 402-442]
Pantélis Kalaïtzidis

Une herméneutique eucharistique en théologie
[p. 443-457]
Constantin Agoras

Ecclésiologie eucharistique et spiritualité monastique dans la théologie orthodoxe contemporaine
[p. 458-484]
Stavros Yangazoglou

La théologie de Christos Yannaras et le refus d’une moralisation du christianisme contemporaine
[p. 485-498]
Stavros Zouboulakis

Théologie et politique dans la Grèce contemporaine : une occasion manquée…
[p. 499-516]
Dimitri Moschos

Faux pas et promesses dans l’évolution de la théologie grecque contemporaine après les années soixante
[p. 517-536]
Charalambos Ventis

Chronique
– Journée de l’orthodoxie en France organisée par l’AEOF
– Une soutenance de doctorat en théologie sur collégialité catholique et synodalité orthodoxe
[p. 537-539]

Bibliographie
[p. 540-548]

Table du tome LXIX
[p. 549-551]