N° 27 – 3e trim. 1959
(rupture de stock)
Liminaire
Voici exactement quatre siècles, au mois de mai 1559, se réunissait à Paris le premier synode national de l’Église réformée de France. Nos frères protestants ont vécu cette commémoration comme un examen de conscience. Une fois de plus ils ont précisé que la Réforme n’avait pas voulu briser l’unité de l’Église, fonder une Église nouvelle. Elle se voulait réforme de l’Église. Mais Rome, disent-ils, ne s’est pas laissée réformer.
Aujourd’hui les catholiques les mieux informés, les plus fraternels, reconnaissent que la protestation des réformateurs était fondée, du moins en ses aspects positifs. Ils expliquent Luther par les expressions faussées de la scolastique décadente, Calvin par le semi-pélagianisme qui, de son temps, régnait en Sorbonne, et ailleurs.
Maintenant donc, les catholiques ont décrassé saint Thomas qui nous semble presque existentialiste, ils lisent toujours plus la Bible – et dans la lumière des Pères. Les protestants, de leur côté, à demi déracinés de la continuité des « mystères », ont soif de plénitude ecclésiale.
Pourtant, écrit l’un d’eux au terme d’un de ces examens de conscience que suscita le IVe Centenaire, pourtant « si c’était à refaire, de toute évidence, je le referais »[1].
À travers les ambivalences d’un refus souvent fasciné, l’Église catholique attire bien des protestants, parmi les meilleurs. Mais ils ne peuvent aller à Rome – et c’est pour eux une douloureuse évidence – sans aliéner la liberté de Dieu et celle de l’homme. Le dogme fatal du Vatican a fixé les limites que le ressourcement catholique, même animant tout un concile, ne pourrait sans doute franchir[2]. On peut élargir ces limites. Mais la vraie liberté dans le Saint-Esprit n’en saurait accepter aucune.
Réformer l’Église est le devoir de plus en plus conscient des meilleurs parmi les catholiques. Mais le même dogme – et ses racines profondes qui sont peut-être, depuis le schisme occidental, l’amoindrissement de la Personne et du rôle du Saint-Esprit – peut-il leur permettre de mener jusqu’au bout cette réforme ? Quant à devenir protestant, ce serait pour eux renoncer à l’être même de l’Église, et comme engraver la source de la vie, non seulement devant le Christ, mais en Lui. Pour eux aussi, c’est une évidence.
Le protestant ne peut devenir catholique au nom de la liberté dans le Saint-Esprit.
Le catholique ne peut devenir protestant au nom de cette communion objective que l’Église recèle, sous des superstructures dont il souffre et qu’il tente souvent d’oublier.
N’est-il plus que des fragments de Vérité ? Les « deux mains de Dieu » [3], le Verbe et l’Esprit, ne peuvent-elles plus se rejoindre ? La Trinité même serait-elle crucifiée ?
Nous parlions du XVIe siècle. Reportons-nous cinq siècles en arrière, lorsque se séparaient l’Occident et l’Orient chrétiens. À travers les lourdes structures de l’Empire byzantin, somptueux palais de l’Église auquel pourtant cette errante ne s’est jamais identifiée, une voix s’élève, la voix de la liberté dans le Saint-Esprit : « Rois ou patriarches, évêques ou prêtres, princes ou serviteurs, séculiers ou moines, tous sont également dans les ténèbres s’ils ne veulent pas se repentir. »[4] Et l’agrammatos[5] d’affirmer que l’homme rempli d’Esprit Saint, que le témoin de la Lumière, doit, s’il le faut, défendre son message contre le patriarche et son synode : car ce message est authentiquement apostolique, car il vient droit de Dieu, tel celui de Paul.
Mais pour saint Syméon le Nouveau Théologien, l’Esprit Saint repose sur le Corps du Christ, et la Lumière n’est rien d’autre que l’actualisation de la grâce sacramentelle.
Plus tard, une autre grande voix clame la gratuité du salut, l’« amour fou » de Dieu pour sa créature : « Soyons pleins de confiance à la pensée que ce Dieu est bon à l’égard des ingrats et des pécheurs… Il est descendu sur terre et, le premier, Il a appelé ceux-mêmes qui ne l’avaient jamais prié et de Lui n’avaient fait aucun cas : Je suis venu, déclare-t-il, appeler les pécheurs (Mat 9,13). »[6] Est-ce Luther qui parle ? Non, mais un grand liturgiste byzantin pour qui la « vie en Christ » est d’abord participation à la grâce sacramentelle.
Il existe donc une Église qui s’est réformée sans se briser. Une Église où la plénitude de la vie et la plénitude de la liberté s’unissent pour se multiplier.
Et si c’était l’Église ?
Encore faudrait-il qu’au-delà des affaissements historiques et culturels – ou peut-être par leur grâce – elle comprenne l’immensité de sa vocation. Encore faudrait-il que sa voix ne paraisse plus étrangère, mais résonne en celui qui l’entend comme une évidence intérieure.
Quelle pourrait être alors la portée de sa présence désintéressée dans ce « para-concile » qu’appelle de ses vœux un père Congar[7] et dans lequel Rome, plus libre de Rome qu’en un « concile » déjà ligoté par le droit canon, viendrait prier et réfléchir à côté de ses frères chrétiens ?
Que nos amis catholiques cessent donc de ramener les différences qui nous séparent aux contingences du destin, et de ne voir en nous que leur image. Ils ont beau parler de Konfessionskunde et de « mondes spirituels », croient-ils sérieusement qu’un jeune orthodoxe, russe ou américain, se préoccupe aujourd’hui de la quatrième croisade et de la conservation de l’eau bénite ? Cette géographie culturelle où ils nous cantonnent, ne la voient-ils pas se dissoudre avec l’unité planétaire, et l’Orthodoxie demeurer ? S’ils veulent vraiment nous connaître et nous inviter en concile ou paraconcile, que d’abord ils nous reconnaissent autres non seulement, et de moins en moins, par la culture et la mentalité, mais en des choix fondamentaux concernant par exemple le mystère du Saint Esprit et de la liberté, et l’Église à l’image de la Trinité.
Nos amis protestants attendent de l’impatience missionnaire que l’Église trouve la forme visible de son unité. Et, sans qu’ils osent l’avouer, l’Orthodoxie, qui n’a guère de missions depuis la révolution russe, leur semble une Église amoindrie. Outre que ces missions existent pourtant et se réveillent, ils doivent découvrir que l’Église orthodoxe toute entière est présence missionnaire dans les pays à l’est du rideau de fer. Ils doivent découvrir que l’Église russe, attirant la formidable déflagration du matérialisme occidental du XIXe siècle a été comme le paratonnerre spirituel du monde chrétien.
Et maintenant souffre l’Église roumaine.
Attendre l’unité de la mission, n’est-ce pas, dans une perspective encore moderne, faire trop confiance à l’espace ? C’est au contraire l’expérience – liturgique et spirituelle – de l’unité qui seule donne à la mission sa durable fécondité. Le problème missionnaire de demain, non pas au loin mais ici même, le problème des séductions spirituelles et des gnoses miraculeuses, seuls pourront l’affronter ceux qui connaîtront le vrai sens du mot unité.
Il se pourrait que pour tous les chrétiens, quand ils auront à mener cette lutte, l’Orthodoxie ne soit pas inutile : témoin d’un autre espace, sans limites.
« Un maître, en s’en allant, avait laissé son enseignement à ses trois disciples. L’aîné gardait fidèlement la leçon du maître. Les cadets l’accroissaient ou la diminuaient. À son retour, le maître, sans se fâcher contre personne, dit aux cadets : « Remerciez votre aîné, sans lui vous n’auriez pas intacte la vérité que je vous ai transmise » et à l’aîné : « Remercie tes frères cadets : sans eux tu n’aurais pas compris la vérité que je t’ai confiée ». »
Contacts
[1] Albert Finet, dans Réforme du 30 mai 1959.
[2] Il ne s’agit pas seulement, comme on le croit trop souvent, de l’infaillibilité pontificale ex sese, sine consensu ecclesiae, mais de la proclamation de la juridiction directe (potestas immediata, vere episcopalis) du pape sur tous les fidèles. Dès 1870 certains uniates, plus proches des orthodoxes, se demandaient comment concilier semblable pouvoir avec l’exercice normal de la juridiction épiscopale. Nous ajouterions : avec la conscience catholique de chaque fidèle, c’est-à-dire avec le Saint-Esprit qui repose sur la totalité du Corps du Christ, sur la vivante communion du Peuple de Dieu…
[3] L’expression est de saint Irénée, et aussi, curieusement, de Rilke.
[4] Syméon le Nouveau Théologien, Sermon 79,2 ; éd. russe du Mont Athos, t. II, p. 318.
[5] « Illettré » ou, plus exactement, « sans culture ».
[6] Nicolas Cabasilas, La Vie en Jésus-Christ, trad. Broussaleux, Amay-sur-Meuse, s. d., p. 153.
[7] Aux « journées d’études » des Informations catholiques internationales à la maison de l’UNESCO, le 10 mai 1959.
Sommaire
Liminaire
[p. 137-142]
La vision de Dieu dans la théologie byzantine
Vladimir Lossky
[p. 143-157]
Les laïcs dans l’histoire de l’Église
R . P. Lev Gillet
[p. 158-163]
Ascension et liturgie : L’Ascension et le Sacerdoce du Christ en relation avec le culte
Boris Bobrinskoy
[p. 164-184]
Chronique
Images grecques – V. Les dieux
Léon Zander
[p. 185-192]
Bibliographie
• Introduction à l’œcuménisme – Maurice Villain (O. C.)
[p. 193-199]
• Chronique du mouvement œcuménique : Le Messager (Vestnik) de l’ACER 52 (1959), Le Messager de l’Exarchat du Patriarcat russe en Europe occidentale 29 (janvier-mars 1959), To Vima (Athènes) 1er février 1959 (E. B.-S.)
[p. 199-204]
• Saint Thomas et la théologie – R. P. Chenu (G. R. d’A. et O. C.)
[p. 205-208]
• Le Messager orthodoxe – ACER 5 (1959) (J. B.)
[p. 208]