Contacts, n° 26

N° 26 – 2e trim. 1959
(rupture de stock)

Liminaire

AUTOUR DE LA PRIÈRE POUR L’UNITÉ

Quand un orthodoxe prie pour l’unité, il ne prétend pas édifier, ni même solliciter, une unité qui n’existerait pas encore. Il implore que tous découvrent et reçoivent l’unité que Dieu nous a donnée.

Car l’unité entre les hommes, qu’est-elle donc, sinon leur participation à l’Unité même de Dieu ? Depuis l’Incarnation et la Pentecôte, elle demeure parmi nous : venant du Père, par l’Esprit, dans le Christ glorifié. Non pas universalité numérique certes, mais cet état ontologique d’unité, cette communion (d’abord sacramentelle) qui est la réalité profonde de l’Église. Le corps glorieux, le corps d’unité du Christ, son humanité qui ruisselle de la vie d’amour de la Trinité, ils n’ont jamais cessé d’être parmi les hommes là où « deux ou trois sont réunis en son Nom » c’est-à-dire en sa toute-présence eucharistique.

Sinon notre foi est vaine, les cieux se sont refermés, la Résurrection n’est qu’un souvenir, nous ne sommes pas réellement ressuscités.

Or nous ressuscitons : la transfiguration des saints témoigne que le feu d’unité que le Christ vient jeter sur la terre n’a jamais cessé d’y flamber.

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Cette unité toutefois s’offre sans s’imposer. Amour de Dieu pour l’homme, elle attend la réponse libre de notre amour. La vie unifiante du Christ, chaque homme doit se l’incorporer dans la grâce du Saint Esprit : chacun, dans la flamme unique qui l’embrase intérieurement depuis Pentecôte, doit donner au Corps d’unité son propre visage, tourné à la fois vers celui du frère et vers celui du Christ, Face au Père. L’Église comme institution d’unité n’est pas à elle-même sa propre fin : dire qu’elle amène les hommes à l’unité, c’est dire qu’elle amène en chacun la puissance communiante de l’unité, afin qu’il puisse recevoir « la promesse du Père » [1] : c’est à la déification des personnes que s’ordonne l’Église-unité.

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Déjà, cette unité même, les orthodoxes la reçoivent dans la prière : pour que s’accomplissent les « mystères » de l’Église – donc l’Église comme présence du Mystère « caché avant tous les siècles » et qui se révèle et se donne entièrement – l’épiclèse est nécessaire : prière de tout le peuple de Dieu pour que celui-ci envoie son Esprit qui nous manifeste le Christ. La nature tout entière de l’Église est « épiclétique » : il y faut l’union des deux volontés : celle du Père qui envoie l’Esprit manifestateur d’unité, et celle des hommes qui, tous ensemble implorent et s’ouvrent [2]. L’ « horizontale » institutionnelle de l’Église est sans cesse vivifiée par la « verticale » d’un avènement eschatologique.

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C’est l’existence même de cette « verticale » eschatologique qui permet aux orthodoxes de s’unir aux autres chrétiens dans une commune prière pour l’unité ; c’est elle qui explique la présence de l’Orthodoxie au sein du Mouvement Œcuménique. Ce n’est point-là relativisme, ni escamotage du travail d’union « au profit de la Parousie » : car notre temps est le dernier temps. Simplement nous voudrions que notre épiclèse soit contagieuse : si nous prions avec nos frères chrétiens, c’est pour que notre prière ensemble devienne une immense épiclèse : que Dieu envoie son Esprit pour nous donner l’évidence de l’unité, pour nous faire découvrir cette unité qui n’a jamais cessé d’être parmi les hommes, car le Seigneur ne nous a pas laissés orphelins.

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Nous orthodoxes, nous ne disons pas à nos frères : rattachez-vous à l’Orient, à Constantinople, à Moscou. Nous voudrions leur dire : prions ensemble la grande épiclèse de la plénitude. Et si nous observons les commandements de l’Évangile, si chacun de nous tente réellement d’être « le plus petit » dans le service de l’amour, alors nous nous découvrirons un dans l’unité du Père, du Fils et du Saint Esprit, « Trinité consubstantielle et indivisible », alors nous nous unirons dans cette plénitude que notre Église, nous en avons l’humble certitude, ne cesse d’offrir et que nous, orthodoxes, savons si mal vivre – d’autant moins que nous prétendons la posséder comme une chose – et c’est pourquoi nous avons besoin de prier avec vous pour mieux la vivre, pour mieux partager avec vous…

Un chrétien ne devient pas orthodoxe : il se découvre orthodoxe. Là où il est, avec toutes les richesses de sa propre ecclésialité. Il découvre que l’épiclèse est exaucée, qu’elle n’avait jamais cessé de l’être, et qu’il existe dans la réalité historique des garants de cet exaucement.

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Si donc tous ensemble nous implorons la grande épiclèse œcuménique, et si Dieu, un jour, nous répond, nous savons bien que l’unité reconnue dépouillerait l’Orthodoxie, comme aspect historique du christianisme (et comme tous les aspects historiques du christianisme), d’habitudes et de déformations auxquelles souvent les orthodoxes tiennent de toutes les fibres charnelles de leur être. L’Église dont tous reconnaîtraient qu’elle est une, qui peut dire quelle apparence elle aurait ? Dieu peut la revêtir de toute la splendeur d’une humanité et d’un cosmos en voie d’unification, il peut aussi la dénuder jusqu’au martyre. Disons seulement que chacun y retrouverait le meilleur de sa communauté… Mais les orthodoxes ont la paisible certitude que la plénitude reconnue révèlerait l’histoire profonde, la continuité jamais interrompue de l’Orthodoxie comme Église du Christ, comme manifestation de la Trinité. Continuité dont le fil conducteur est la « chaîne d’or » des transfigurés qui déjà – mais savons-nous regarder ? – déjà consument et consomment l’histoire.

« J’ai ouvert devant toi une porte que nul ne peut fermer, dit le Christ à l’Église de Philadelphie ; bien que tu disposes de peu de puissance, tu as gardé ma parole sans renier mon nom. » (Apoc. 3,8).

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C’est dans cette perspective épiclétique que nous voulons situer, de toute notre espérance et de tout notre amour, l’annonce romaine d’un concile. Nous prions pour que cette assemblée soit vraiment un concile – ou du moins la préparation d’un concile –, pour qu’elle marque une importante étape du chemin qui nous mène, non à quelque cité de la terre (l’Orthodoxie ne contesterait pas à Rome une primauté de service et d’honneur), mais à la Jérusalem céleste qui déjà vient à nous dans le Nom eucharistique de Jésus.

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Philadelphie signifie « amour fraternel ». Notre Église est ontologiquement « conciliaire » [3] : une et diverse, à l’image de la Trinité. Car cette « conciliarité » s’élargit en « catholicité » intérieure : si le concile des évêques définit le dogme qui protège, cerne, suggère l’ineffable, la Vérité doit être gardée par chaque fidèle, dans la communion de tous : puisque tous ont reçu l’onction de l’Esprit. Qu’on relise l’histoire des conciles œcuméniques : seul le consensus du peuple chrétien tout entier les a consacrés comme tels, témoins de l’Esprit.

Le principe conciliaire, en somme, communique à l’humanité la vie trinitaire. Pas de plénitude conciliaire par conséquent sans la plénitude du dogme trinitaire. Le dogme trinitaire n’est pas un détail, une superstructure intellectuelle. Il est la clé de voûte de l’Église. Il est plus particulièrement la clé de voûte de tout concile authentique. Si nous aspirons à l’unité, c’est que nous voulons boire à la source de toute vie, à la Très Sainte Trinité qui, au-delà des anthropomorphismes du sentiment et des oppositions de la raison, est tout simplement, tout merveilleusement, unité absolue et diversité absolue, c’est-à-dire la plénitude de l’amour.

Contacts

[1] « Alors, au cours d’un repas qu’il partageait avec eux, il leur enjoignit de ne pas quitter Jérusalem, mais d’y attendre la promesse du Père, ce que, dit-il, je vous ai appris : Jean, lui, a baptisé avec de l’eau, mais vous c’est de l’Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu de jours » (Actes, 1, 4-5).

[2] La fonction épiscopale, d’institution divine, témoigne et garantit que l’épiclèse est exaucée.

[3] On ignore trop, en Occident, que l’Église Orthodoxe n’a cessé de réunir des conciles dont beaucoup ont non seulement préservé, mais enrichi, sa règle de foi. Citons parmi les plus importants, les conciles de Constantinople au 14e siècle (participation réelle de l’homme entier à la grâce incréée, dans le cadre de la distinction palamite entre l’essence et l’énergie divine), les conciles de Jassy, de Moscou, de Jérusalem au 17e siècle, qui ont précisé l’ecclésiologie (à la fois réalisme sacramentel et pneumatologie sacramentaire, union de la volonté divine et de la volonté humaine, active et créatrice dans la vie de l’Église), le synode des patriarches orientaux de 1848, qui supplie le pape de ne pas dogmatiser l’infaillibilité et souligne que la Vérité est gardée par la communion de tous les fidèles, le concile de Constantinople de 1872, qui condamne le philétisme (nationalisme ecclésiastique) et précise le principe territorial (et non national) de l’Église, le concile de Moscou en 1917-1918 auquel les laïcs ont participé avec voix consultative, et qui a puissamment renforcé la structure paroissiale de l’Église russe. Enfin la conférence de Moscou, en 1948, sans être à proprement parler un concile, et malgré le caractère précaire de certaines de ses décisions, prises dans un contexte politique contestable, a délibéré « conciliairement » de questions proprement ecclésiastiques – le calendrier liturgique par exemple. Ajoutons que chaque patriarche n’est que primus inter pares et n’administre qu’assisté d’un synode d’évêques dont le rôle est particulièrement important pour le patriarcat œcuménique. La plupart des conciles que nous venons de nommer ont groupé des évêques ou même des patriarches de plusieurs églises « autocéphales » – soulignant ainsi la circulation de la vie dans l’Église une. Circulation dont la grande renaissance spirituelle qui s’inaugure dans l’Église Orthodoxe à la fin du 18e siècle et au début du 19e est le signe : puisqu’elle chemine de la Grèce à la Russie par la Roumanie.

Sommaire

Liminaire
[p. 65-70]

J’attirerai tous les hommes à moi
R.P. Alexandre Turincev
[p. 71-72]

Unité, séparation, réunion à la lumière de l’ecclésiologie orthodoxe
R.P. Alexandre Schmemann
[p. 73-88]

Perspectives ecclésiologiques
R.P. Meyendorff
[p. 89-98]

A propos d’un livre sur Nicolas Cabasilas
Olivier Clément
[p. 99-109]

Chronique
• Images grecques – Léon Zander
III. Delphes et Mistra
[p.110-116]
IV. Les ennemis du Père Apollos
[p.116-120]
• Vers l’unité chrétienne – Elisabeth Behr-Sigel
[p. 121-126]

Bibliographie
Notre Père – Archimandrite Lev Gillet
[p. 127-128]
La Hiérarchie céleste –
Denys l’Aréopagite
[p. 128-131]
Thérapeutique des maladies hélléniques –
Théodoret de Cyr
[p. 131-134]
Quand Jésus eut douze ans –
Aelred de Rievaulx
[p. 134-136]
Grégoire de Nazianze –
Paul Gallay
[p. 136]