Contacts, n° 41

N° 41 – 1er trim. 1963

Liminaire

UNITÉ ORTHODOXE ET SERVICE DE L’ORTHODOXIE

La première session du Concile du Vatican a fait mûrir dans notre Eglise deux graves problèmes intérieurs : celui des relations des orthodoxes entre eux, et celui, pourrait-on dire, de leur relation à l’Orthodoxie (1).

Nous ne nous attarderons pas en chroniqueur au drame des observateurs. S’il est regrettable que l’unanimité souhaitée à Rhodes ait été rompue, il est bon que des observateurs de la grande Eglise russe aient prié au tombeau de Pierre comme à Saint-Paul-hors-les-murs : rappelant l’importance de Pierre dans l’ecclésiologie orthodoxe, rappelant aussi qu’aux origines du patriarcat d’Occident ne s’imprime pas seulement le sceau pétrinien de l’institution, mais celui, paulinien, de la liberté de l’Esprit.

Il est bon aussi que Rome, — où l’on découvre la force de la faiblesse — ait fini (tard : le 8 octobre seulement) par accepter la condition mise par l’Eglise russe à l’envoi d’observateurs : que le concile aborde l’athéisme et le matérialisme dans leur profondeur spirituelle, «apocalyptique», mais qu’il laisse à d’autres le soin de juger le collectivisme comme système économique, « Qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages? »

* * *

La force silencieuse de l’Orthodoxie, la confirmation, pour ses fils, qu’elle constitue réellement le cœur du monde en voie de transfiguration, c’est l’unité profonde qu’elle recèle et qui, sans contrainte extérieure, non seulement se maintient à travers l’espace et le temps, mais les lie à l’éternité par la « chaîne d’or » des transfigurés.

Lorsque, quittant le désordre ou l’impuissance de la surface, un orthodoxe gagne ces profondeurs, tout s’unifie dans la paix, et d’abord lui-même. Loin qu’il lui faille, pour se sentir fidèle à la vérité des apôtres et des pères, tenir pour secondaires ou « réinterpréter » telles formulations du moyen âge ou des temps modernes (c’est-à-dire, pour parler franc, les vider du sens que leurs rédacteurs voulaient consciemment leur donner), il découvre avec gratitude la Règle de foi comme l’évidence intellectuelle de la communion des saints.

Cette paix des profondeurs ne saurait pourtant justifier le quiétisme ecclésiologique de tant d’orthodoxes. L’Eglise, pour mieux servir, a le devoir d’exprimer visiblement son universalité. Que l’existence de patriarcats, d’«autocéphalies», constitue un aspect important de sa manifestation historique, — la grâce pentecostale de sanctifier langues et cultures, la possibilité de correspondre diversement à des situations historiques diverses —, on le voit bien aujourd’hui que l’épiscopat catholique, prenant conscience de sa force et de son service, souhaite se structurer par ensembles territoriaux. Mais cette diversité ne saurait se figer en une simple — et fort lâche — confédération d’Eglises-sœurs sans léser la nécessaire expression de leur unité, ou plutôt de l’unité, seule essentielle (le reste est adaptation à une histoire mouvante) des communautés et des consciences eucharistiques.

A Rhodes, l’équilibre de la diversité et de l’unité, des «autocéphalies» et du patriarcat œcuménique, avait permis l’impressionnante manifestation d’un «catholicisme» de la liberté. L’affaire des observateurs a momentanément rompu cet équilibre. Il faut patiemment lutter pour le rétablir.

C’est une chance pour l’Orthodoxie que l’histoire ait réduit à la pauvreté et à la faiblesse l’Eglise de Constantinople. Pour celle-ci, un appel non à dominer mais à servir. Non à chercher dans sa primauté d’illusoires compensations, non à utiliser son rôle universel pour consolider une difficile situation locale, mais à devenir un lieu de rencontre, de confrontation respectueuse et confiante, — une tentation de communion.

C’est une chance pour la plus puissante des «autocéphalies», l’Eglise russe, que le mythe de la Troisième Rome ne soit plus affirmé par un Empire prétendument orthodoxe, mais seulement utilisé, à usage externe, par un régime qui, dans une ultime crispation d’intolérance, prétend, à l’intérieur, rendre « inutile » le christianisme. L’Eglise russe n’a pas à défendre son autocéphalie, mais toutes les autocéphalies ensemble, pour garder à l’unité orthodoxe son entière diversité.

Si Constantinople veut imposer, elle n’est pas suivie. Si Moscou agit seule, elle ne l’est pas davantage. Toutes deux sont condamnées à servir humblement l’unité.

De toute évidence, Constantinople ne peut assumer seule une tâche d’impulsion créatrice. Après avoir animé le congrès de Rhodes, elle a été incapable d’en réaliser les promesses, et notamment d’organiser ces commissions interorthodoxes qui doivent préparer un pro-synode. Pour reprendre une proposition faite dès 1030 par l’Eglise roumaine, il faudra bien songer un jour à former, sous la présidence d’honneur du patriarche œcuménique, une sorte de synode permanent de toute l’Orthodoxie, où chaque Eglise-sœur enverrait ses représentants : lieu d’échange et de « réception » mutuelle, où se préciserait et s’unifierait le témoignage de l’Eglise dans sa transcendance et son universalité.

Pour cette expression de l’unité, toutes les initiatives sont indispensables. Il faut se réjouir qu’un congrès de théologie orthodoxe soit prévu pour 1963 en Roumanie et que toutes nos Eglises célèbrent la même année le millénaire de l’Athos. Il faut surtout former des âmes vouées à l’unité orthodoxe, les lier peut-être dans une sorte de « monastère invisible », nourrir en elles, avec l’amour de toutes les formes historiques de l’orthodoxie, ce feu qui consumera les phylétismes inavoués. Ames d’intercession, sous le patronage de la Vierge du Pokrov qui protégea des Russes païens Constantinople et que seuls vénèrent aujourd’hui les Russes devenus orthodoxes (combien le sont restés, qui tendent silencieusement sur leur patrie ce même voile) : signe d’un dépassement de toute étroitesse nationale au service de l’unité. Les occidentaux devenus orthodoxes et qui savent d’expérience — celle justement de la Vérité — l’infinie consolation de l’Eglise du Consolateur, quel peut être leur service, sinon celui de l’Orthodoxie dans sa multiple unité ?

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Pareil service est inséparable de l’ouverture et du témoignage. L’Orthodoxie n’appartient pas aux orthodoxes, ce sont les orthodoxes qui, par une épiclèse ininterrompue, doivent se donner à l’Orthodoxie : la confessant axe secret de l’Eglise universelle à laquelle appartiennent tous les baptisés, devenant par là même les médiateurs secrets, sacrifiés, de l’unité des chrétiens.

Le patriarche Athénagoras vit intensément à travers son langage parfois trop généreux d’oriental — cette exigence de présence et d’intercession. Son refus paradoxal d’envoyer des observateurs au Vatican s’explique aussi par les réticences de l’Eglise grecque. Et certes, une histoire douloureuse, encore toute récente, a donné aux orthodoxes grecs une grande méfiance de Rome. Pourtant nous devons demander à nos amis grecs — comme le leur demandent, du reste, un Alivizatos ou un Nissiotis — s’ils ne restent pas prisonniers d’une conception trop spatiale de la vérité. La vérité n’est pas une « chose » que l’on « possède », ni un système de concepts que l’on défend comme une forteresse. C’est la présence déifiante de Celui « qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ». Présence qui nous visite à la mesure de notre humilité et de notre amour. L’Orthodoxie est l’Eglise de l’épiclèse. C’est dire qu’on ne l’emprisonne pas, mais qu’on l’invoque et qu’on la rayonne. C’est dire aussi que les Orthodoxes doivent à l’Orthodoxie d’être présents, fermes mais sans crainte ni défiance, partout où des chrétiens tentent de s’insérer dans ce grand mouvement épiclétique. Nous prions et nous espérons qu’à la deuxième session du concile du Vatican, les observateurs orthodoxes seront plus nombreux. Et surtout que le patriarche œcuménique sera représenté, entre autres, souhaitons-le, par ces grands théologiens russes de la dispersion qui ont tant fait déjà, pour témoigner de l’Orthodoxie dans le langage même de l’Occident.

Contacts
(1) Pour faire une brève tentative d’appréciation orthodoxe des travaux mêmes du concile, voir l’article d’Olivier Clément que nous reproduisons en chronique p. 62.

Sommaire

Liminaire : Unité orthodoxe et service de l’Orthodoxie
[p. 1-4]

La colombe et l’agneau
[p. 5-33]
Un moine de l’Eglise d’Orient

Aspects majeurs de la spiritualité russe du 14e au 17e siècle
[p. 34-40]
Elisabeth Behr-Sigel

Pour une intégration chrétienne de la tradition mystique de l’Inde
[p. 41-51]
Macaire l’Indien

Notes sur la sainteté orthodoxe au XXe siècle
[p. 52-61]
Olivier Clément

Chronique
• L’Eglise Orthodoxe et le second Concile du Vatican
[p. 62-65]
Olivier Clément
• A la mémoire du P. Basile Zenkovsky :
– E. Behr-Sigel
[p. 65-66]
– H. Bobrinskoy
[p. 66-67]
• Schleswig 1962
[p. 67-68]
Vera Kreger

Bibliographie
• Sois mon prêtre – par un prêtre [p. 69-71]
• Die Östliche Welt – D.H. Teuffen [p. 71-72]