N° 48 – 4e trim. 1964
Liminaire
On ne peut, comme nous avons tenté de le faire dans ce numéro, commémorer, pour le 70e anniversaire de sa mort, Théophane le Reclus, sans évoquer la responsabilité, dans les rapports entre l’Orthodoxie moderne et la culture, de ce témoin d’une ascèse profonde mais étroite.
Au seuil du 20e siècle, en Russie, lorsque l’intelligentzia sectaire dut momentanément lâcher prise au niveau de la haute culture et qu’une pensée créatrice apparut, cherchant, au-delà du marxisme, à travers l’idéalisme allemand, un dépassement et un enracinement spirituels, la spiritualité traditionnelle de l’Orthodoxie avait perdu la force de rayonnement qui avait été la sienne au temps des grands startsi. Après la mort, en 1891, d’Ambroise d’Optino, le startchestvo s’étiole, et la tradition hésychaste, revue par Théophane le Reclus, est devenue avant tout un ascétisme qui refuse plus qu’il ne transfigure. La Philocalie russe, traduite et éditée par Théophane à partir de 1877, si elle est plus riche que la Philocalie slavonne de Paissy Vélichkovsky, néglige Pierre de Damas, traduit par Paissy, et dont la contemplation des choses aurait pu constituer le germe d’une cosmologie orthodoxe. Mais surtout, les grands traités théologiques de la Philocalie grecque sont abandonnés — il est vrai qu’ils avaient été édités à part —, et le sont aussi, — sans qu’on puisse cette fois invoquer une publication parallèle — les synthèses byzantines concernant la « Méthode », « art des arts et science des sciences ». Sont ajoutés par contre saint Ephrem le Syrien et saint Théodore Studite, c’est-à-dire des textes qui donnent au nouvel ensemble un caractère plus dévotionnel que « gnostique » (au sens de la « connaissance intégrale » des grands hésychastes).
C’est ainsi que l’aventure de la philosophie religieuse russe s’est déroulée sans trouver consciemment son inspiration créatrice dans la tradition vécue de la grande spiritualité et de la grande théologie orthodoxes. Les quelques lignes que voici, d’un de ces jeunes philosophes exigeants et déçus, posent bien le problème, à travers leur injustice même : « [Théophane le Reclus] a raison de voir dans les plus hautes tendances de l’esprit des traces de l’image de Dieu en l’homme, ou d’affirmer le sens spirituel de la souffrance, ou de se proposer de libérer l’intellect de toute illusion. Mais il ne manifeste que haine pour les recherches et la sagesse des hommes. Il est ennemi de la culture — Il craint tout ce qui est jeune… Il est hostile à la manifestation des forces créatrices de l’homme… On ne doit rien faire sans autorisation. Le théâtre, par exemple, ne vaut rien pour les chrétiens… Mais il faut noter que l’ascète Théophane le Reclus, qui considère comme des tentations la culture, la connaissance, toute la force créatrice de l’homme, n’en bénit pas moins le commerce, n’en sanctifie pas moins la vie bourgeoise, et par-dessus tout le pouvoir de l’Etat. »
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les grands philosophes religieux n’aient pu découvrir, pour assumer la culture contemporaine, le mystère de la toute-présence que dans une médiocre hérésie de l’hésychasme athonite d’alors, l’onomolâtrie.
Certes, théologiens et historiens de la Diaspora, aidés par la science occidentale (mais continuant aussi le grand labeur d’érudition déjà réalisé dans la Russie pré-révolutionnaire) ont retrouvé la grande tradition patristique et palamite. Hélas, leur fidélité scrupuleuse n’a pas pu ne pas s’opposer aux hardiesses souvent impures de leurs aînés dont ils n’avaient plus l’ouverture à toute la culture contemporaine. Un juste rapport entre l’Eglise et la culture — de pauvreté eschatologique, d’inspiration « royale », d’exorcisme et de maïeutique prophétiques — reste notre tâche : puissions-nous avoir la rigueur spirituelle d’un Théophane le Reclus, mais non ses étroitesses !
Sommaire
Liminaire
[p. 241-242]
L’évêque Théophane le Reclus. A l’occasion du 70e anniversaire de sa mort
[p. 243-253]
Le renouveau de l’Eglise. Un point de vue orthodoxe
[p. 254-290]
Olivier Clément
Repenser la théologie du mariage ? A propos d’un article sur les mariages mixtes
[p. 291-301]
Elisabeth Behr-Sigel
Désespoir
[p. 302-310]
Charité Saint-Servais
Tribune libre
• A propos de la présence orthodoxe en France – Elisabeth Behr-Sigel
[p. 311-312]
– Lettre du diacre Nélidov
[p. 312]
– Lettre de Mme Z.
[p. 312-314]
• A propos de la « communicatio in sacris »
[p. 314-315]
Père Jean Arnould
Chronique
• Institut Théologique Saint-Serge de Paris
[p. 316]
Jean Tchékan
• Deuxième rencontre de la jeunesse orthodoxe parisienne
[p. 316]
Jean Tchékan
Bibliographie
• L’Eglise face au syncrétisme – W.A. Visser’t Hooft
[p. 316-318]
• The Russians and Their Church – N. Zernov
[p. 318-319]
• Liturgie. Hymnographie et héortologie – Archim. Cyprian Kern
[p. 319]
• Office des funérailles – Père A. Bredeau
[p. 319-320]
Table des matières du tome XVI (année 1964)
[p. 320-321]