N° 106 – 2e trim. 1979
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Liminaire
Cette livraison de « Contacts » voudrait marquer le vingtième anniversaire de la mort de Vladimir Lossky. Nous le faisons avec quelques mois de retard, à cause de l’obligation où nous avons été, en 1978, de publier en deux fascicules les textes et comptes rendus du Congrès d’Amiens.
Nous avons laissé chacun s’exprimer librement, une œuvre forte aime les dissonances. Dans ce liminaire, par exception, nous aimerions, au lieu de présenter comme d’habitude les différentes contributions, dégager l’importance actuelle d’une pensée qui reste pour nous celle d’un maître. Un maître libérateur qui sut, d’un même mouvement, nous enraciner dans la Tradition et nous ouvrir les voies de la création.
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Pour Vladimir Lossky, la véritable démarche théologique constitue l’expression indispensable mais modeste, en quelque sorte symbolique, de l’expérience chrétienne : qui est renouvellement charismatique de la mort-résurrection baptismale et donc, comme le dirait Séraphin de Sarov, «acquisition du Saint-Esprit ». Expression de, mais aussi incitation à, par une adoration de l’intelligence, car, dit l’Evangile, il faut aimer Dieu aussi de toute son intelligence. La théologie, comme le souligne le titre du livre le plus connu de Lossky, est donc nécessairement « mystique », mais au sens d’une ascèse et d’une mystique ecclésiales, celles de l’homme en libre communion parce qu’il s’enracine consciemment dans la communion eucharistique, celles de l’homme en tradition vivante qui lui fait découvrir dans les dogmes « les principes d’une connaissance nouvelle s’ouvrant en nous et adaptant notre nature à la contemplation des réalités qui surpassent tout entendement humain ». Sans oublier que le dogme débouche sur une plénitude eschatologique qu’il désigne mais ne saisit pas, sur l’« inconnaissance » d’une rencontre qui ne relève pas du discours mais de la célébration. Ainsi, pour Lossky, la théologie ne pense pas sur le mystère, ne l’enferme pas dans une concaténation de concepts ; elle tente de penser « partiellement » dans le mystère et par son nécessaire « échec » conduit l’homme comme transcendance personnelle à dépasser son intelligence pour accueillir le Dieu de la « Kénose » (Lossky évoque même une « Kénose » du Saint Esprit) et s’unir à lui en silence. C’est pourquoi Lossky a sans cesse recours à l’apophase. Celle-ci, à la fois par la négation — Dieu au-delà de Dieu — et par l’antinomie — l’Inaccessible crucifié, l’Inconnaissable se rendant participable — « déconceptualise » la parole, l’arrache à la logicité du monde déchu pour l’ouvrir à celle du Logos, au vertige d’amour de la Trinité.
Toute la pensée de Lossky se concentre ainsi dans ce qu’il nomme des « distinctions-identités ». La «distinction-identité » qui revient sans cesse dans ses approches est celle de la « nature » et de la « personne », de l’« ousie » et de l’« hypostase ». Le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ — « moi et le Père nous sommes un » — est simultanément, en lui-même, unité ontologique et diversité des relations, l’hypostase étant un « mode de subsistance » unique de la nature. L’« ousie », la «suressence» (accordons-lui, comme Denys l’Aréopagite, le premier des Pères que Lossky commenta, ce signe algébrique de l’apophase), désigne un abîme inobjectivable parce qu’il s’ouvre à l’intérieur de l’existence personnelle absolue, c’est-à-dire de l’existence trinitaire. Le Trois, dit Lossky, signifie « une différence qui ne s’oppose pas », le dépassement infini de l’opposition non par la résorption, banale en histoire des religions, du Deux en Un, mais par l’affirmation, pour nous proprement « impensable », d’une diversité absolue dans une unité non moins absolue. En Christ et dans l’Esprit, le totalement inaccessible se rend, sans cesser de l’être, totalement participable ; l’existentialité trinitaire, c’est-à-dire la manière d’être de Dieu, se révèle à l’humanité dans une rencontre, dans un amour qui permettent la communication réelle des énergies divines. Le Christ, Adam définitif, restaure l’unité de la nature humaine, tandis que l’Esprit, par la diversité des flammes de la Pentecôte, consacre les différences personnelles : sans qu’on puisse opposer ces deux « économies » inséparables, puisque notre intégration au Christ suppose le « progrès vers sa vision face à face » qui constitue avec lui, grâce à l’Esprit, « une communion, pour ainsi dire, existentielle ». Dans cette extension de la vie trinitaire, la personne, « irréductibilité de l’homme à sa nature », s’accomplit en réalisant sa con-substantialité avec toutes les autres, en « ek-stasiant », d’une manière non pareille, le tout de l’humanité et de l’univers.
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Théologien de la personne humaine, au sujet de laquelle il a précisé les intuitions des Pères aussi bien que des philosophes religieux russes de notre siècle, Lossky est aussi un théologien de l’Esprit Saint qui repose sur le Corps du Christ. « La plénitude de la divinité, l’accomplissement ultime vers lequel tendent les personnes créées s’ouvre dans le Saint-Esprit. Saint Esprit qui fait dépasser toutes les limitations, confère à la connaissance de l’Incognoscible la plénitude de l’expérience, transforme les ténèbres divines en Lumière dans laquelle nous communions avec Dieu. » Si Dieu s’est fait homme c’est pour que l’homme puisse recevoir l’Esprit, devenir « pneumatophore ». En Dieu, « la procession du Saint Esprit est un dépassement infini de la dyade, dépassement qui consacre la diversité absolue des personnes ». C’est dans l’Esprit que Dieu « franchit le mur » de son essence pour se communiquer dans la Lumière. C’est l’Esprit qui, de l’intérieur, en s’effaçant, vivifie la personne humaine, lui ouvre l’espace d’une liberté créatrice, rend, peu à peu, sa différence transparente comme une icône.
Si Vladimir Lossky a si nettement dénoncé les formules «filioquistes» de la scolastique latine, c’est qu’elles lui semblaient porter atteinte à la plénitude hypostatique de l’Esprit, en subordonnant celui-ci au Fils d’une manière unilatérale, ou en le réduisant à l’amour du Père et du Fils. Pour Lossky, en effet, on peut déceler entre le Fils et l’Esprit, ces « deux mains du Père », comme disait saint Irénée, une subordination mutuelle, une réciprocité infinie d’existence et de service. Cette réciprocité conditionne celle des « deux aspects de l’Eglise » : l’aspect christologique, celui du salut réalisé une fois pour toutes par le Christ et offert dans les sacrements, grâce à l’attestation de l’évêque (et du prêtre), et l’aspect pneumatologique, qui concerne le devenir jamais achevé de l’Eglise dans l’histoire, le foisonnement des charismes, l’accord dans l’Esprit des consciences personnelles. Tout est donné dans le Christ, tout doit être sans cesse réinventé dans l’Esprit, sans qu’il y ait subordination du « sacerdoce royal » au sacerdoce d’ordre, mais plutôt tension vive, synergie.
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L’œuvre puissante et discrète de Lossky porte et portera de plus en plus ses fruits, si nous savons non le répéter en le systématisant, mais l’écouter et, peut-être, modestement, partiellement, le continuer. Sa démarche comportait en général deux mouvements devant une conception qu’il critiquait : d’abord de prise de distance et de clair diagnostic du partial et du partiel, ensuite d’intégration créatrice selon le dynamisme équilibrant de la Tradition. Mort prématurément, il n’a pas toujours eu le temps de mener à bien cette seconde approche.
C’est ainsi qu’il s’est opposé à la systématisation sophiologique de Serge Boulgakov, tout en affirmant, pendant ses dernières années, que les intuitions de Boulgakov devaient être reprises et réinsérées dans la Tradition, qu’il s’agisse de la présence cosmique de la Trinité, de la Sagesse comme énergie divine, ou d’une ecclésiologie capable d’éclairer et d’accomplir aussi bien l’histoire que la cosmogénèse : « Même dans ses voies qui s’écartent le plus de la tradition (…), la pensée de l’Orient chrétien des siècles derniers — et surtout la pensée religieuse russe — reflète une tendance d’envisager le Cosmos créé sous un aspect ecclésiologique ». Lossky entrevoyait l’intégration de cette tendance dans une reprise de la vision trinitaire anténicéenne, vision « économique » : Dieu au-dessus de tout, à travers tout et en tout, et surtout dans l’approfondissement du thème palamite des énergies divines. Le continuer, ici, ce serait sans doute montrer comment les énergies divines, éveillant les énergies humaines, peuvent transfigurer l’« œuvre commune » des hommes.
De même Lossky fut amené, dans un premier moment, à préciser, contre l’ignorance et le mépris, l’identité de l’Eglise orthodoxe en soulignant les points sur lesquels l’Occident chrétien avait faussé la tradition de l’Eglise indivise. Abrupte et militante, la démarche n’est pas allée sans quelques schématisations contestables : quand Lossky, par exemple, a nié la présence, dans cette tradition, du grand thème de l’imitation du Christ, ou lorsqu’il a ignoré les racines proprement patristiques (chez les Pères latins) des formulations filioquistes, largement élaborées déjà aux quatrième et cinquième siècles. Peu à peu cependant, la pensée de Lossky s’élargissait et se nuançait. Il ne cessait d’approfondir sa connaissance de l’Occident chrétien, vénérait saint François d’Assise, faisait avec Massignon le pèlerinage de La Salette, consacrait le plus clair de son temps à une magistrale étude sur Maître Eckhart : quel autre théologien russe ou grec, en notre siècle (si l’on met à part Berdiaev, qui d’ailleurs n’était pas un « théologien ») a étudié de manière positive un des grands témoins de la spiritualité occidentale d’après le schisme ? Dans une de ses dernières études, la théologie de l’image, Lossky soulignait l’importance de cette notion « pour un théologien de tradition catholique, en Orient comme en Occident ». Il nous faut reprendre cette volonté de faire émerger partout l’Eglise catholique, au sens plein du terme, par un témoignage orthodoxe ouvert.
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Peut-être cependant la pensée de Lossky est-elle, aujourd’hui, indispensable surtout au monde orthodoxe lui-même, dans la mesure où elle met l’accent sur ta dimension pneumatologique de l’Eglise, dimension charismatique, prophétique et créatrice. Des circonstances historiques complexes tendent en effet de nouveau à immobiliser la tradition orthodoxe. La tentation paraît grande d’un enfermement à la fois peureux et orgueilleux. La synthèse néo-patristique devient un système que l’on raffine à l’égard de la vie. Les éclairs prophétiques des philosophes religieux russes sont oubliés. Le ritualisme et une sorte de populisme nationaliste menacent. La connaissance de l’Occident chrétien ne progresse guère et les stéréotypes continuent de régner.
L’Orthodoxie n’a pu échapper, au 16e siècle, à la mise en cause de la Réforme que parce qu’elle venait de retrouver et de développer d’elle-même sa dimension pneumatologique : tel avait été le rôle, on le sait, de cette véritable « réforme dans l’Eglise » qu’avait représenté le renouveau hésychaste communiqué par la dernière Byzance à l’ensemble du monde orthodoxe. Aujourd’hui le baptisme et les sectes progressent et la société sécularisée, au moment où elle entre dans une crise majeure, reste sans réponse. Le moment vient de relire l’œuvre de Lossky comme un appel à la liberté créatrice du chrétien dans le Saint-Esprit. « L’union qui s’est accomplie dans la personne du Christ doit être accomplie dans nos personnes par le Saint Esprit et notre liberté ».
« Le monophysisme ecclésiologique se traduit par le désir de voir dans l’Eglise un être divin par excellence, où chaque détail est sacré, où tout s’impose avec un caractère de nécessité divine, où rien ne peut être changé ou modifié, car la liberté humaine, la « synergie », la coopération des hommes avec Dieu n’a pas de place dans cet organisme hiératique qui exclut le côté humain : c’est une magie du salut s’exerçant dans tes sacrements et les rites fidèlement accomplis ». « Dans son aspect pneumatologique (…) l’Eglise a un caractère dynamique ». « On ne reste pas dans la Tradition par une certaine inertie historique, en gardant comme une « tradition reçue des pères » tout ce qui, par la force de l’habitude, flatte une certaine sensibilité dévote. Au contraire, c’est en substituant ce genre de « traditions » à la Tradition de l’Esprit Saint vivant dans l’Eglise, que l’on risque le plus de se trouver finalement en dehors du Corps du Christ. Il ne faut pas croire que seule l’attitude conservatrice soit salutaire, ni que les hérétiques fussent toujours des « novateurs ». « … La Tradition représente l’esprit critique de l’Eglise ». « Garder la « tradition dogmatique » ne veut pas dire s’attacher à des formules doctrinales : être dans la Tradition c’est garder la Vérité vivante dans la Lumière de l’Esprit Saint, ou plutôt c’est être gardé dans la Vérité par la puissance vivifiante de la Tradition. Or, cette puissance conserve en rénovant sans cesse, comme tout ce qui vient de l’Esprit ». « … Les pharisiens de l’Eglise, au nom des expressions habituelles de la Vérité, courent le risque de commettre le péché contre l’Esprit de Vérité ». « On peut dire, dans un certain sens, que l’œuvre du Christ préparait celle du Saint Esprit : Ignem veni mittere in terram et quid volo nisi ut accendatur (Luc 12, 49) ». « Je suis venu jeter le feu sur la terre et comme je voudrais que déjà il soit allumé ». Lossky, témoin du feu.
Sommaire
Liminaire
[p. 112-116]
Olivier Clément
Notice biographique
[p. 117-120]
Notice bibliographique
[p. 120-123]
I. Textes de Vladimir Lossky
– Etudes sur la terminologie de saint Bernard
[p. 124-141]
– Les éléments de « théologie négative » dans la pensée de Saint Augustin
[p. 142-152]
II. Etudes
– La voie négative et les fondements de la théologie
(une introduction à la pensée de V.N. Lossky)
[p. 153-184]
Rev. R. Williams
– Vladimir Lossky et la théologie eckhartienne
[p. 185-189]
Etienne Gilson
– La théologie de l’homme chez Vladimir Lossky
[p. 190-205]
Olivier Clément
III. Témoignages
– Il nous manque plus que jamais
[p. 206-207]
Archevêque Basile (Krivochéine)
– Lossky, le militant
[p. 208-211]
Père Jean Meyendorff
– Vladimir Lossky, une borne, un départ
[p. 212-217]
Christos Yannaras
– Vladimir Lossky, le témoignage d’un théologien orthodoxe
[p. 218-229]
Rev. A.M. Allchin
– Vladimir Lossky, homme d’Eglise
[p. 230-238]
Père Jean-René Bouchet