Contacts, n° 127

N° 127 – 3e trim. 1984

Liminaire

Saint Immortel, Esprit consolateur
L’esprit est insaisissable : il n’a pas de nom ni de visage, on ne sait « ni d’où il vient ni où il va » mais « on entend sa voix »: sans le vent, l’arbre ou la mer ne chanteraient pas. L’Esprit tend à se confondre avec l’intériorité la plus intérieure, la plus personnelle de l’homme, comme avec le mystère de Dieu, car «Dieu est Esprit». Or, disaient les Pères, si Dieu s’est incarné, c’est pour que l’homme puisse recevoir l’Esprit. Le but de l’Incarnation, de la Croix, de la Résurrection et de l’Exaltation de Jésus est la Pentecôte ; en Christ, l’Église, comme le disait Nicolas Afanassieff, est « l’Eglise du Saint-Esprit ».

Dans la Bible, l’Esprit de Dieu est le Souffle qui vivifie. Il est à l’œuvre dans le processus de création, «couvant» comme un oiseau maternel «les eaux primordiales», dans une sorte de Pentecôte cosmique. Il infuse à l’homme sa vocation d’« image de Dieu ». En hébreu, le mot Rouach’ est aussi bien du féminin que du masculin. Il y a ainsi, nous y reviendrons, comme une connivence entre l’économie de l’Esprit et la féminité.

L’Esprit « a parlé par les prophètes », oint les rois, inspiré les prêtres. Jésus, roi, prêtre, et prophète, se présente comme le «consacré» de l’Esprit: « L’Esprit du Seigneur est sur moi ». L’Esprit, selon un mouvement de révélation bien mis en valeur par le père Boris Bobrinskoy, permet l’Incarnation, constitue l’onction messianique de Jésus et ne cesse de reposer en lui, d’être sa force, sa joie. C’est « dans l’Esprit » que Jésus, n’en déplaise à Nietzsche, « tressaille de joie ». C’est dans l’Esprit que le Père aime Jésus et que Jésus aime le Père, comme le montrent des grandes manifestations trinitaires du Baptême dans le Jourdain et de la Transfiguration sur la Montagne. Dans l’évangile de Jean, au dernier entretien, Jésus achève de dévoiler la mission de l’Esprit: « autre Paraclet » (avocat, consolateur qui protège et vivifie), il intériorisera la présence du Christ et communiquera aux hommes l’amour trinitaire.

De fait, après que l’Esprit a « veillé » Jésus mort, l’a ressuscité et glorifié, le Corps « pneumatisé » du Christ, non pas dématérialisé mais pleinement vivifié (et vivifiant), pleinement libéré (et libérateur) des modalités séparatrices du temps et de l’espace, le Corps du Christ devient Corps ecclésial, lieu sacramentel où l’Esprit peut souffler dans toute sa force. Et c’est la Pentecôte, vent et feu, manifestation personnelle plénière de l’Esprit, alors inaugurée, toujours continuée dans la préparation, le mûrissement de la Parousie.

En Dieu, dans l’Uni-Trinité, l’Esprit est ce mystérieux « Troisième » dans lequel la dualité du Père et du Fils est dépassée, non par résorption indifférenciée, mais par diversité personnelle totale en la totale « Sur-unité », c’est-à-dire par l’accomplissement de l’amour. L’Esprit, disent les Pères, est « le Royaume du Père et l’Onction du Fils ». Tout est suggéré dans ce passage de l’office de la Pentecôte :
Venez, adorons la Divinité en Trois Personnes: le Père dans le Fils avec le Saint-Esprit. Car le Père, de toute éternité, engendre un Verbe qui avec lui règne éternellement, et le Saint- Esprit est dans le Père, glorifié avec le Fils, unique action, unique essence, unique divinité. C’est elle que nous adorons en disant:
Dieu Saint, qui as tout créé par le Fils avec le concours de l’Esprit ;
Saint Fort, par qui nous avons connu le Père et par qui l’Esprit Saint est venu dans le monde ;
Saint Immortel, Esprit Consolateur qui procèdes du Père et reposes dans le Fils :
Trinité sainte, gloire à Toi !

Dans l’univers, cette « première Bible », si le Père est la source de l’être, et le Verbe et Sagesse de Dieu sa structure, l’Esprit est vie, beauté, tension vers la plénitude, « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles », disait Dante. En l’homme, l’Esprit scelle le caractère irréductible de la personne: « les flammes se divisaient et il s’en posa une sur chacun d’eux ». Ses grands symboles, l’eau vive, le feu, le vent, l’oiseau, désignent cet élan vers l’autre, cette confirmation de l’existence personnelle comme dépassement et relation. L’Esprit est aussi en l’homme le désir, la « tension vers la plus haute vie » que célébrait Denys l’Aréopagite. C’est lui qui anime les religions de l’alliance cosmique comme les religions de la Loi, dont il peut inscrire, chez les païens aussi, dit Paul, les prescriptions dans les consciences. C’est lui qui rend présent le Christ là-même où il est méconnu : dans la quête inlassable de vérité, de beauté et d’amour, dans les gestes de vraie bonté, dans l’humble et profonde bénédiction d’exister.

Et tout rayonne secrètement de l’Eglise, sacrement du Christ dans l’Esprit, de l’Esprit dans le Christ, « pour la vie du monde ». Comme telle, elle répand la force bonne de la Résurrection, cette vie divine, devenue en Christ divino-humaine, que l’Esprit adapte à chaque destinée par l’infinie diversité de ses dons. L’Eucharistie est « Esprit et feu », dit la tradition syriaque et l’Esprit fait de la beauté liturgique une tête de pont du Royaume. L’Esprit constitue l’Eglise en « communion ». La confiance et la douceur des visages, parfois, le manifeste. Car cet Inconnu se révèle peu à peu dans la communion des saints, la lumière d’un regard ou d’un sourire, le visage comme nudité de l’infini. Et le seul visage humain (je veux dire: d’une personne humaine) entièrement « spirituel » est celui de la Mère de Dieu: «toute sainte», disent les textes liturgiques qui nomment l’Esprit « toute sainteté ». Où l’on pressent le charisme de la femme qui est sans doute, disait Paul Evdokimov, « d’enfanter Dieu dans les âmes dévastées ».

Ainsi la force de résurrection que recèle l’Eglise doit être rayonnée par chaque personne, et par la communion des personnes, selon une liberté que l’Esprit inspire, illumine, rend créatrice dans l’amour. La Tradition est cette perpétuelle «nouveauté de l’Esprit» dans le Corps du Christ. L’Esprit éveille sans cesse de nouvelles vocations personnelles, et les rend capables de correspondre aux « signes des temps », aux interrogations de l’histoire, en puisant dans l’inépuisable du Corps du Christ. Certes l’Esprit n’a pas d’autre parole que le Verbe, mais «celui qui croit en moi», dit Jésus, « fera lui aussi les œuvres que je fais: il en fera même de plus grandes ». La révélation n’est pas close en ce sens que son noyau est ineffable, eschatologique, et que l’Esprit, jusqu’à la Parousie, suscitera, selon les temps et les moments, « la révélation de la révélation ». Par là-même cette « nouveauté », où toutes les cultures humaines sont appelées à rendre gloire, ne peut être rupture mais fidélité. La Tradition est une symphonie inspirée par l’Esprit, et que toutes les générations, toutes les langues (même celle des oiseaux : Messiaën l’a bien compris !) sont appelées à composer. A travers les ébauches et les tragédies de l’histoire, l’Esprit prépare le second Avènement du Seigneur, la pleine fructification du germe christique par la prière des saints, le sang des martyrs, et toutes les créations où s’inscrit « la plus haute vie ».

La « spiritualité » signifie et ne signifie rien d’autre que la « vie dans l’Esprit ». Par la grâce de la Croix, l’espace de la mort devient l’espace de l’Esprit. L’immense respiration de l’Esprit s’ouvre en l’homme et le rend capable de « faire eucharistie en toutes choses ». L’Esprit nous introduit « aux profondeurs de Dieu », il nous permet de confesser que « Jésus est le Seigneur » et d’appeler l’Inaccessible « Abba, Père ». L’Esprit nous révèle la vraie paternité, sacrificielle et libératrice, car Dieu, en Jésus, nous libère de la séparation et de la mort et nous communique son Souffle, l’espace infini de la vie, de la joie et de la liberté.

L’esprit, d’une part, dilate l’homme, le répand en libation dans l’unité du Corps du Christ où l’humanité toute entière se trouve, au sens le plus réaliste, « récapitulée ». L’homme alors, plus il éprouve humblement ses limites et plus l’Esprit le rend illimité: tous les hommes sont en lui, et l’univers lui-même, que porte le Souffle. « Le monde est intérieur », dit le poète. Simultanément, l’Esprit recentre l’homme en ce point d’unification et de transparence qu’est le « cœur » où il trouve sa source, se fait par l’union du souffle de l’homme au Souffle de Dieu, dans l’invocation du Nom de Jésus: car le Souffle, dans l’intériorité de Dieu comme dans celle de l’homme est « l’énonciateur du Verbe ». Le Christ nous « pneumatise » et l’Esprit nous « christifie » jusqu’à cette mystérieuse unité des Deux qui mènent au Père, unité que suggère Paul lorsqu’il parle du «Seigneur, l’Esprit».

Saint Syméon le Nouveau Théologien écrivait : « Le Saint- Esprit devient dans les saints tout ce que les Ecritures disent au sujet du Royaume de Dieu : la perle, le grain de sénevé, le ferment, l’eau, le pain, le breuvage de vie, la chambre nuptiale, l’Epoux, l’Ami, le Frère et le Père (…). Tout entier dans la profondeur de l’Esprit, l’homme est comme déposé au milieu d’un abîme infini d’eaux lumineuses (…). Je sais que je ne mourrai pas puisque je suis au-dedans de la vie et que je l’ai sentie toute entière qui jaillit au-dedans de moi ».

L’homme ainsi transformé devient, écrit encore Syméon, « le pauvre qui aime les hommes ». La loi est peu à peu remplacée pour lui par les exigences de l’amour, sa patience, sa « passion », sa créativité, à travers croix et résurrections. « Le fruit de l’Esprit », dit Paul, « est amour, joie, paix, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi : contre de telles choses, il n’y a pas de loi ». L’homme devient alors pneumatikos « spirituel »: il trouve sa vraie nature, sa spontanéité profonde, inséparables de la grâce; ses «vertus» sont autant de participations aux « Noms divins » qu’elles reflètent, l’« image » de Dieu se fait en lui « ressemblance ». Il prie désormais de tout son être, avec les rythmes mêmes de son corps.

« Lorsque l’Esprit établit sa demeure dans un homme, celui-ci ne peut plus s’arrêter de prier car l’Esprit ne cesse de prier en lui. Qu’il dorme ou qu’il veille, la prière ne se sépare pas de son âme. Tandis qu’il mange, qu’il boit, qu’il est couché, qu’il se livre au travail, qu’il est plongé dans le sommeil, le parfum de la prière s’exhale spontanément de son âme (…). Les mouvements de son intelligence sont devenus des voix muettes qui chantent dans le secret une psalmodie à l’Invisible. » (saint Isaac le Syrien).

Alors, dans l’Esprit, l’homme reçoit les logoï des êtres et des choses, l’univers comme don de Dieu et liturgie, l’histoire comme enfantement du Royaume. Il perçoit le dynamisme que l’Esprit introduit dans l’enchaînement apparent, « entropique » des phénomènes, il voit la venue libératrice du Christ dans l’Esprit, et devient capable d’y collaborer. Il reçoit le don de « com-passion », de « sym-pathie », au sens fort de « sentir avec », « souffrir avec ». Il devient parfois un véritable « père spirituel » capable d’éveiller, d’intercéder, de guérir.

En deçà de ces aboutissements ultimes, mais à leur lumière, c’est l’existence la plus humble, la plus quotidienne, qui peut s’éclairer dans l’Esprit. Les vrais charismes ne sont pas tapageurs et ils sont bien plus répandus que nous n’imaginons. Je pense à cette remarque de Kirkegaard dans son Journal : « La vaste évolution historico-mondiale s’enorgueillit dans son nil admirari, tandis que la Bible nous enseigne qu’il faut « commencer par admirari, par élôah ». La grâce de s’émerveiller devant toute vie et d’accueillir l’autre comme une révélation, la grâce de donner parfois aux hommes, en ces temps de nihilisme, « le courage d’être », la grâce d’approfondir les hommes dans l’existence par des créations de vie et de beauté au sein de la société et de la culture, ce sont aussi des charismes de l’Esprit. Puisque le Christ est ressuscité, puisque la Pentecôte est inaugurée, l’Esprit constitue désormais le fond, la respiration de notre existence, il transforme au secret de nous l’angoisse en confiance, la « tristesse pour la mort » en « tristesse pour Dieu », il fait basculer sans cesse la mort dans la lumière.

Le dernier jour de la fête, qui est aussi le plus solennel, Jésus se tint dans le Temple et se mit à proclamer : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi, comme l’a dit l’Ecriture, de son sein couleront des fleuves d’eau vive ». Il désignait ainsi l’Esprit.

Olivier Clément

Sommaire

Liminaire
[p. 233-237]

L’Esprit Saint dans la tradition orientale
[p. 238-260]
Métropolite Georges Khodr

Quelques aspects de la théologie et de l’expérience de l’Esprit Saint dans l’Eglise orthodoxe d’aujourd’hui
[p. 261-284]
Elisabeth Behr-Sigel

Les courants idéologiques au sein de l’Hellénisme et de l’Orthodoxie à l’époque de la domination turque : 1453-1821
[p. 285-305]
Astérios Argyrou

Chronique

– Essais Œcuméniques (Yves Congar)
[p. 306-308]
Elisabeth Behr-Sigel
– André Fabre, Laboureur de l’Unité : 1900-1983
[p. 308-309]
Germaine Revault d’Allonnes

Bibliographie
• Rencontrer le Christ dans les Evangiles – Fernand Bouhours [p. 310]
• Garder vos lampes allumées – Un frère moine
[p. 310]
• Pardon, source de vie – Henri Caledari
[p. 310]