N° 151 – 3e trim. 1990
Liminaire
Au moment de mettre sous presse, nous apprenons l’assassinat du Père Alexandre Men, à Moscou, le 9 septembre dernier. Agé de cinquante cinq ans, le Père Alexandre était une des personnalités les plus rayonnantes de l’Eglise orthodoxe russe. D’origine juive, une origine qu’à l’instar d’un cardinal Lustiger il n’avait jamais reniée, il s’était converti après avoir fait des études de biologie à Moscou puis en Sibérie. Son apprentissage de la théologie, il l’avait réalisé à Zagorsk, dans l’Institut qui jouxte le monastère de la Trinité-St-Serge. Pendant la persécution de Khrouchtchev comme la pesante « stagnation » brejnévienne, quand le régime voulait réduire l’Eglise à l’état d’une « secte liturgiste », il avait tenté de maintenir, contre vents et marées, une pensée chrétienne. Il avait alors publié en samizdat, ou en Occident, plusieurs ouvrages de catéchèse, d’apologétique et d’exégèse. Mais il était resté à l’écart de la dissidence politique : donc étroitement surveillé, souvent inquiété, pourtant jamais arrêté (Il avait failli l’être, semble-t-il, en 1984, mais le pasteur Jacques Maury, alors président de la Fédération protestante de France, alerté par Nicolas Lossky, était intervenu en sa faveur).
Avec la pérestroïka, il s’était jeté en plein débat, en plein combat. Il intervenait souvent dans les médias, multipliait les conférences, avait transformé la maison paroissiale en un centre de réflexion ouvert à tous, songeait d’ailleurs à l’agrandir. Le Patriarcat, prudent, l’avait confiné à Pouchkino, un gros bourg sur la route de la capitale à Zagorsk (et c’est seulement depuis un an qu’il avait été nommé recteur de cette paroisse). Il avait une extraordinaire capacité d’accueil, de bonté, de sympathie. C’était un grand vivant et son rayonnement se faisait sentir dans tous les milieux, particulièrement chez les intellectuels. Ces dernières années, il n’avait cessé de célébrer des baptêmes.
En contraste avec une Orthodoxie fermée, méprisante, xénophobe, en collaboration avec ceux des orthodoxes russes qui préconisent un engagement créateur dans la société, la culture et la politique, le Père Alexandre Men représentait une Orthodoxie à la fois spirituelle et ouverte, amicalement liée aux autres confessions chrétiennes. C’est ainsi qu’il avait noué des liens avec Taizé et certains courants du Renouveau…
Depuis plusieurs mois, des rumeurs de pogrom inquiétaient sa paroisse. Lui-même et plusieurs de ses amis étaient d’origine juive et l’on colportait, dans les milieux antisémites — qui souvent se disent orthodoxes — que les Juifs entraient dans l’Eglise pour la détruire de l’intérieur ! Le Père Alexandre Men a été tué à coups de hache, et la hache fut l’arme des pogroms. On ne lui a volé ni son argent, ni sa croix pectorale, ni les quelques objets de valeur qu’il pouvait avoir sur lui. Le crime était prémédité.
Ainsi cette vie, de courage et de ferveur, se couronne mystérieusement du martyre, car le Père Alexandre savait ce qu’il risquait. Mais la réaction de la Russie a été salubre. L’opinion a dit son horreur et la presse la plus officielle son indignation. Gorbatchev a fait engager une enquête sous sa propre responsabilité, Eltsine a demandé, et obtenu, une minute de silence au Conseil de la République russe. Cette réaction pourrait être un exorcisme. La venue au Christ de certains Juifs pourrait esquisser le signe eschatologique dont parle saint Paul. Un signe qu’il ne faut pas laisser compromettre par un crétinisme meurtrier.
Olivier Clément
Sommaire
Liminaire
[p. 161-162]
In memoriam : Père Alexandre Men (1935-1990)
[p. 163-167]
Yves Hamant
Une lettre du Père Joseph l’Hésychaste † 1959
[p. 168-173]
Un petit-fils spirituel
Un « pèlerin français » : Saint Benoît-Joseph Labre
[p. 174-181]
Michel Evdokimov
La relation de Paternité spirituelle dans la correspondance de Barsanuphe et Jean de Gaz
[p. 182-196]
Sophie Machet
Berdiaev et la pensée française
[p. 197-219]
Olivier Clément
Chronique
· Un intercesseur pour la Russie : Le Patriarche Pimene (1910-1990) – Métropolite Antoine de Souroge
[p. 220-221]
· Alexis II, nouveau Patriarche de l’Eglise russe – Métropolite Antoine de Souroge
[p. 221-223]
· Essais sur la Théologie mystique de l’Eglise d’Orient
[p. 223]
· Correspondance à propos du rôle de la femme dans l’Eglise – M.-J. Monsaingeon
[p. 224-225]
Bibliographie
· Le vivant divinisé – Panayotis Nellas
[p. 226-231]
· Philocalie des Pères neptiques (fasc. 9) – Jacques Touraille
[p. 231-232]
· Philocalie des Pères neptiques (fasc. 10) – Jacques Touraille
[p. 232-234]
· Imperial Unity and Christian Divisions – John Meyendorff
[p. 234-237]
· Saint Colomban – Règles et pénitentiels monastiques – Adalbert de Vogüé
[p. 237-238]