Contacts, n° 156

N° 156 – 4e trim. 1991

Liminaire

Les deux études qui ouvrent cette livraison suggèrent la continuité d’une tradition. Théophane Durel apporte d’intéressantes indications sur La doctrine mystique de saint Isaac le Syrien, notamment sur les sources de cette doctrine, aux origines mêmes de l’« insurrection » monastique : Evagre, Macaire, trop souvent artificiellement opposés, Jean le Solitaire. L’article mentionne dans sa conclusion l’influence, si grande, d’Isaac sur la spiritualité russe. Or c’est à L’apport philosophique et religieux de l’émigration russe qu’est consacrée la seconde étude qui prend place parmi les indispensables varia de ce numéro. Antoine Arjakovsky a écrit sur ce thème un texte à la fois pénétrant et documenté. On redécouvre aujourd’hui, et particulièrement en Russie, non seulement tout ce qui fut préservé, mais tout ce qui a porté fruit, dans la diaspora, durant cette parenthèse à la fois tragique et providentielle. Or ne saurait trop rendre hommage, de ce point de vue, à la revue Put’ (« le Chemin »), dans l’entre-deux-guerres, au Messager de l’Action chrétienne des étudiants russes, depuis la seconde guerre mondiale, et aux vastes publications d’YMCA-Press que leur responsable, Nikita Struve, a eu la joie de présenter à Moscou, il y a quelques mois, avec un immense succès.

Plus loin, l’essentiel du numéro est constitué par un ensemble de réflexions, assez convergentes, on le verra, sur la conception et le rôle de la femme dans l’Église orthodoxe. Le texte d’Éphésiens 5, 1 à 35, qu’on lit à l’office du mariage, fait souvent problème aujourd’hui dans un pays comme la France et risque de constituer, faute de quelques explications, un contre-témoignage pour beaucoup d’invités, soit qu’ils appartiennent à d’autres confessions (où ce sont les futurs époux qui, d’accord avec le prêtre, choisissent les textes qui seront lus), soit qu’ils relèvent, tout banalement, de la catégorie toujours croissante des non-pratiquants et des indifférents. Il faut le savoir : la célébration d’un baptême, d’un mariage, ou de funérailles, constitue aujourd’hui une occasion privilégiée pour ouvrir — ou fermer — bien des cœurs au mystère. La fine et profonde théologienne protestante France Quéré, dans une exégèse intitulée Expérience et révélation, réflexions sur deux textes de saint Paul concernant le couple, élucide magistralement le sens du passage contesté.

On a oublié, en accusant un peu vite Paul de misogynie, l’importance qu’il accordait aux femmes dans la vie des premières communautés. Dans le 16e chapitre de l’Epître aux Romains, il mentionne Phébée, diakonos (au masculin) de l’église de Cenchrées, c’est-à-dire, selon la terminologie de l’époque, sans doute responsable de cette communauté, ainsi que Marie, Tryphène, Tryphose et Persis qui « se fatiguent beaucoup dans le Seigneur », expression que Paul emploie pour désigner ceux qui exercent les plus lourdes responsabilités (cf. 1 Thess 5, 12 ; 1 Cor 16, 16). Les femmes, selon l’apôtre, peuvent prophétiser dans les églises (1 Cor 11, 6), mais seulement la tête couverte (11, 5-6) : ainsi s’unissent la tradition et la nouveauté. Dans les Actes des Apôtres, en effet, nous voyons que les femmes prophétisent comme les hommes (Philippe « avait quatre filles vierges qui prophétisaient »), que le foyer de Lydie, à Philippe de Macédoine, était un centre missionnaire et qu’Apollos, ce brillant intellectuel d’Alexandrie, futur collaborateur de l’apôtre, fut initié à la foi nouvelle par Prisca et Aquilas, son époux, un couple d’artisans où la femme est nommée la première. A leur propos, Paul lui-même écrit : « Saluez Prisca et Aquilas, mes collaborateurs dans le Christ Jésus ; pour me sauver la vie ils ont risqué leur tête, et je ne suis pas seul à leur devoir de la gratitude : c’est le cas de toutes les églises de la gentilité ; saluez aussi l’église qui se réunit chez eux » (Rom 16, 2-5).

Une théologienne grecque d’Amérique, Eva Catafygiotou Topping, dans son Eve humiliée, met en cause la conception de la femme qui domine dans l’hymnographie byzantine. Il est certain que ce texte n’a pas été écrit sans quelque colère, et qu’il durcit parfois le trait. Certain aussi qu’on pourrait trouver dans le modèle et le sillage de la «nouvelle Eve» une autre vision de la femme, beaucoup plus rarement il est vrai, pour la simple raison que la femme, le plus souvent, est identifiée à la tentation charnelle. Eva Catafygiotou Topping débusque, en arrière-plan, la misogynie des Pères. Là aussi on pourrait nuancer à l’infini, citer tel hymne au mariage de saint Grégoire de Nazianze, ou les recommandations de respect et de tendresse faites à un jeune époux par saint Jean Chrysostome ou l’exaltation par saint Basile de la « virilité spirituelle » de telle martyre (curieuse métamorphose tout de même !), et surtout la fréquente définition de la sainteté comme état « marial », la féminité secrète de toute âme devant Dieu… Il n’en reste pas moins que les Pères ont eu tendance à interpréter le début de la Genèse en oubliant le premier récit de la création et ce fait fondamental que le couple existait avant la « chute », dans la condition paradisiaque. Oubliant aussi que la création de la femme provint de l’initiative de Dieu pour donner à l’homme une compagne et une partenaire, ils y ont vu souvent un moindre mal, une précaution que seule expliquerait la prévision de la « chute ». Sans doute étaient-ils marqués par la sensibilité dualiste de l’époque, particulièrement évidente dans l’horreur du premier monachisme pour la femme et la sexualité, pour lui synonymes de mort. De sorte qu’ils ont moins, sur ce point, commenté l’Evangile où Jésus reprend, à propos du couple, tout le positif des deux premiers chapitres de la Genèse, qu’ils n’ont prolongé les écrits du judaïsme tardif. C’est le Siracide, en effet, qui affirme que « la femme est à l’origine du péché et de la mort » (25, 24), et Philon d’Alexandrie que « le progrès spirituel n’est en vérité rien d’autre que le passage du féminin au masculin… » Parmi ces écrits, il faut ranger la 1re Epître à Timothée (elle demande que la femme garde le silence durant les célébrations, car c’est Eve qui, formée la seconde, « se rendit coupable de la transgression »). Tout le monde sait que cette épître n’est pas de saint Paul, qu’elle est beaucoup plus tardive et porte la marque du judéo-christianisme qui cherchait à atténuer la véritable révolution apportée par le Christ en ce qui concerne la femme. Quant au fameux « os surnuméraire », on sait aujourd’hui qu’il faut traduire côté et non côte…

Ces remarques ne mettent nullement en cause, bien entendu, ni la grandeur des Pères (dont il serait cependant hérétique d’identifier sans autre les écrits, ainsi d’ailleurs que les textes liturgiques, avec la Bible elle-même), ni la vocation eschatologique des moines (exemplaire mais non totalitaire), ni la synthèse christologique du masculin et du féminin que chaque âme, qu’elle soit d’homme ou de femme, est appelée à réaliser selon Maxime le Confesseur. Mais il serait utile, je crois, pour les théologiens orthodoxes, de scruter à nouveau le début de la Genèse (et le Cantique des Cantiques) en assumant, sous bénéfice d’inventaire, les recherches de l’exégèse contemporaine.

On m’expliquera, je sais, je sais, et moi-même je tenterai de me convaincre, qu’il faut savoir interpréter ces hymnes, qu’ils ne disent pas ce qu’ils ont l’air de dire, qu’ils appellent Eve non pas la femme comme telle, mais la part obscure et pécheresse de chaque âme, fût-elle masculine. Le Père Alexandre Schmemann, dans sa Théologie de la liturgie, remarquait, non sans ironie, que la liturgie orthodoxe se veut immuable depuis le seuil du second millénaire, mais que son interprétation n’a cessé de changer ! Soyons sérieux : les textes disent ce qu’ils disent. Si nous tenons à notre rassurante interprétation, il faut en écrire d’autres où il sera directement question de la part obscure et pécheresse de notre âme sans qu’il soit besoin de la nommer « Eve »… En attendant, relisons le beau, fluvial, quasi-liturgique poème de Péguy intitulé justement : Eve :
« О Mère ensevelie hors du premier jardin…
Et je vous aime tant, mère de notre mère…
Et moi je vous salue, ô la première femme…
Meule aux longs cheveux, mère de Notre Dame… »

Le Métropolite Georges Khodr’, dans La rencontre de l’homme et de la femme chez les chrétiens du Moyen-Orient, tente justement de renouveler et d’approfondir, sur ce thème, le message de l’Église : en recueillant, d’une part, le meilleur de la tradition, et notamment l’importance prophétique du monachisme, en éclairant d’autre part d’une lumière pentecostale les responsabilités et possibilités nouvelles que la société contemporaine offre à la femme et qui sont en train de bouleverser et l’expérience de l’amour humain et les créations de la culture. Comment ne pas citer ici ces quelques lignes de Rilke dans ses Lettres à un jeune poète : « Cette humanité qu’a mûrie la femme dans la douleur et l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaînes de sa condition sociale… Un jour, la jeune fille sera, la femme sera… non un simple complément, mais une forme complète de la vie… L’amour sera cet amour que nous préparons en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre. »

Il faut savoir gré enfin au Métropolite Georges Khodr’ de nous rappeler que le Patriarcat d’Antioche a aboli les interdits liés à la soi-disant « impureté » de la femme : après tout, c’est enfin prendre au sérieux, plus que le Lévitique, l’Évangile.

Olivier Clément
P.S. On trouvera en chronique une importante étude du Père Georges Kotchetkov sur Une expérience nouvelle, les paroisses missionnaires et communautaires. Cette expérience qui pourrait être décisive, se déroule actuellement à Moscou et c’est le Père Georges qui en est le pionnier.

Sommaire

Liminaire
[p. 241-245]

Sur la doctrine mystique de Saint Isaac le Syrien
[p. 246-263]
Théophane Durel

La découverte de l’apport philosophique et religieux de l’émigration russe
[p. 264-273]
Antoine Arjakovsky

Expérience et révélation. Réflexions sur deux textes de saint Paul concernant le couple
[p. 274-279]
France Quéré

Eve humiliée
[p. 280-287]
Eva Catafygiotou Topping

La rencontre de l’homme et de la femme chez les chrétiens du Moyen-Orient
[p. 288-307]
Georges Khodr’

Chronique
· Une expérience nouvelle dans l’Église orthodoxe : les paroisses missionnaires et communautaires
[p. 308-317]
· In memoriam le père Christophe Dumont (1898 – 1991)
[p. 317-318]