Contacts, n° 158

N° 158 – 2e trim 1992

Liminaire

Malgré la volonté d’oubli et de torpeur de tant de nos contemporains qui marchent à reculons vers la mort, nous savons bien qu’il y a de la mort dans l’homme et entre les hommes. Celui qui une fois s’est senti perdu, exclu, abandonné, celui qui voulant aimer a tué, celui qui découvre les formes innombrables et si intelligentes du mal, le cœur dur et désintégré, la guerre et la faim dans l’histoire et dans l’homme, ici la faim de sens, ail­leurs la faim de pain et de dignité, et la fuite dans la dro­gue, celui-là sait qu’il y a de la mort et de l’enfer dans l’homme et parmi les hommes.

Et lorsque nous avons décidé d’entreprendre le pèleri­nage de l’éveil, lorsque l’étonnement d’être nous a déchirés et que les peaux mortes ont commencé de tomber en lambeaux avec nos personnages et nos miroirs, lorsque nous avons pressenti que le fond des choses n’est pas seulement le néant, lorsqu’un visage s’est ouvert pour nous et nous a fait entrer dans un espace qui n’est plus prison mais envol, alors surtout nous comprenons que la mort a le dernier mot : d’autant plus contre-nature, d’autant plus mensongère et meur­trière que nous nous découvrons accordés à l’éternité, et nous allons d’angoisse en émerveillement et d’émer­veillement en angoisse. Et je ferme les yeux d’un mort.

C’est pourquoi, au cœur du labyrinthe, comment ne pas prêter l’oreille, l’oreille du cœur, au message, à la nouvelle, à la proclamation que l’Église, malgré sa misère, nous transmet : « Le Christ est ressuscité ! » L’abîme est devenu visage ; et ce visage ne s’est clos dans la mort que pour se retourner sur une lumière secrète, parce qu’en lui il n’y avait pas de séparation. En lui la mort s’est emplie de lumière. En lui l’espace de l’envol a croisé et brisé l’espace qui emprisonne. Et le monde s’identifie au tombeau vide, devient le lieu d’une ultime métamorphose. L’énigme est devenue dans l’ombre ce visage à jamais ouvert, cet amour plus fort que toutes nos morts, cet accueil sans limites. Dans le rayonnement de ce visage, l’angoisse devient le lieu même de l’émerveillement. Et nous pouvons enfin tenter d’aimer, tenter de vivre, la mort n’est plus devant nous mais derrière nous.

Pourtant elle subsiste, dérision immémoriale… C’est que le Vivant ne s’impose pas. Il nous offre son Esprit, mais il l’offre à notre foi, c’est-à-dire à notre libre amour. La grande métamorphose pascale n’est pas seulement une annonce, elle est d’abord un secret, et ce secret fonde notre liberté. La présence du Ressuscité comme celle d’un faiseur de miracles et d’un arrangeur de l’his­toire nous fascinerait, nous contraindrait. C’est la tenta­tion même qu’il a repoussée au désert. Bien qu’il soit en nous plus vivant que nous-mêmes, le Ressuscité a pour nous le respect de celui qui aime vraiment, et ce respect assure la distance de la foi, l’espace où retentit le grand appel de l’Apocalypse : « L’Esprit et l’Église disent : Viens — et que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme assoiffé reçoive l’eau de la vie, gratuitement ».

Au-delà de toutes les scories, de toutes les boues, de tous les péchés, de toutes les médiocrités des chrétiens et de la chrétienté, c’est cela, l’Église, cette présence voilée par le respect, cette plénitude d’amour voilée par l’amour, ce sacrement du Christ ressuscité, pleinement uni, avec toute la chair de la terre, au Père, Source de toute réalité, pleinement devenu, avec toute la chair de la terre, le lieu d’une Pentecôte perpétuée.

Et certes nous sommes toujours précaires et misérables, mais pour nous la mort dans tous ses aspects, la mort inévitable de la souffrance et du déclin, la mort inévitable de l’amour pour que l’autre soit – pour nous la mort a changé de signe, la mort-résurrection baptismale devient le rythme même de notre pèlerinage. Notre misère, notre asphyxie, nos doutes, notre athéisme même, si nous ouvrons au Christ — et parce qu’il les a vécus jusqu’au bout : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » — peuvent devenir le lieu de la métamorphose. De la conversion du désespoir en con­fiance. Par cette adhésion au Vivant nous vient la vie, et l’ouverture infinie à toute vie. Peu à peu, par éclairs noc­turnes, puis par grandes nappes de lumière, nous vient la joie, cette jubilation pascale qui permettait à un Séraphin de Sarov d’accueillir chaque visiteur par ces mots : « Ma joie, Christ est ressuscité ! » Elle sait, cette joie, que la croix seule est vivifiante, et qu’il faudra se battre jusqu’à la mort — d’abord en soi — contre la bêtise et la haine, sans espérer ici-bas de victoire définitive. Elle sait, cette joie, cette « douloureuse joie » disent les spi­rituels, que les voies de Dieu ne sont pas les nôtres, que le serviteur n’est pas plus grand que son maître, et que l’essentiel n’est pas de réussir selon les mesures de la terre, mais de devenir un homme réel, un homme dou­loureux mais plein de joie, créateur de joie, un homme qui à travers toutes les morts-résurrections de son des­tin laisse l’eau vive du baptême dissoudre peu à peu son cœur de pierre pour le transformer en cœur de chair, en un cœur vulnérable, crucifié, ressuscité.

C’est pourquoi le chemin du témoignage doit être un chemin de prière. Prier, c’est ne plus être seul, c’est émerger, comme un homme qui s’asphyxie, émerger à la surface des eaux sanglantes de l’histoire pour respirer l’air de l’éternité et permettre aux énergies divines d’intervenir au cœur de l’histoire : car la toute-puissance de Dieu est celle de l’amour, et il ne peut rien qu’à travers des libertés personnelles qui lui rouvrent sa création… Prier, pour l’homme, c’est être, et que cet être soit être-avec signifie que le fond des choses est l’amour. L’oiseau vole, le poisson nage, l’arbre s’enra­cine en pleine terre et en plein ciel, — l’oiseau, le pois­son, l’arbre sont louange, la prière est la moelle des cho­ses. Mais seul l’homme peut donner à la prière obscure du monde conscience et parole ; il peut aussi la bâillon­ner. Prier, pour lui, c’est retrouver sa vocation originelle, c’est devenir cet arbre de paix qui s’enracine lui aussi en pleine terre et en plein ciel. C’est rompre, par l’amour des ennemis et le sacrement du frère, les enchaîne­ments historiques de la mort. Les hommes de prière sont les vrais maîtres de l’histoire, même et surtout s’ils la traversent crucifiés.

La prière est en nous cette respiration du silence, dont l’absence dégraderait notre lutte en agitation et en fuite, et ferait de nous, comme dit le poète, des « hom­mes de bouche ». Seulement par la prière, « en secret soudain la grande pulsation du cœur nous investit, et nous crions : enfin nous sommes être, (…) visage ». Ce qui est demandé aux chrétiens, ce n’est pas d’abord d’arranger ou de déranger le monde, ce ne sont pas des bonnes recettes pour la cuisine de ce monde, ce n’est pas de tenir une boutique séduisante dans la grande foire aux idées, c’est d’empêcher par la prière l’histoire de s’asphyxier, c’est de comprendre que l’Église est la respiration secrète du monde, sa transparence à la « lumière de la vie » qui le questionne, le féconde, l’empêche de s’immobiliser comme aussi de se désa­gréger.

On demandait au siècle dernier à un grand spirituel s’il valait mieux lutter au cœur de la société, ou prendre ses distances pour se consumer dans la prière. Il répon­dit au-delà : « Trouve la paix véritable, et des multitudes se sauveront à tes côtés ».

Parole qui s’adresse à la fois à chacun de nous et à l’Église. Et comment trouver cette paix dont le Christ dit qu’il nous la donne, sinon par l’attention aimante, la célébration de tout l’être, la prière. Et si tu ne sais pas prier — rappelle-toi le psaume, et qu’il faut adorer avec des danses, et sois d’abord recon­naissant d’être, et sur la route de la mission offre la danse de ton pas, celle de ton souffle, le rythme même de ton sang. Et le soir, si tu n’es que fatigue, et il y a tant de soirs où nous ne sommes que fatigue, essaie seule­ment qu’elle ne soit pas close, murée, et tu découvriras le Christ. Car toujours plus profond, plus creux, plus bas que notre épuisement ou notre honte, lui nous attend pour essuyer les larmes de nos yeux afin que nous puis­sions, dans l’immédiat de la vie comme dans les luttes de civilisation, faire de même à nos frères. Tout est donné en Christ, tout est à vivre dans l’Esprit. Tout est accompli dans le Christ. Tout, dans l’Esprit, est à réin­venter. En Christ, Dieu nous a parlé, nous a aimés jusqu’à la mort, jusqu’à la victoire sur la mort. Dans l’Esprit il attend la libre réponse de notre amour créa­teur. Tel est, depuis la première venue du Seigneur, le sens véritable du long pèlerinage de l’histoire, l’histoire du feu que le Christ est venu jeter sur la terre, et que nous devons sans cesse alimenter de nos peines et nos fêtes, jusqu’au jour où, sans lyrisme, avant la mort, avec la mort, nous le laisserons nous consumer.

L’histoire si souvent et nos vies si souvent apparais­sent comme un long hiver où ne viendrait jamais le prin­temps, sinon parfois ces fêtes que suit l’odeur fade du vin renversé, du sang versé. Nous allons et venons sur la terre dure et morte, nous ne savons pas. Mais la foi nous fait pressentir qu’au temps de la plus longue nuit le Vivant lui-même descend comme une graine vers les profondeurs de la terre. La foi nous fait deviner qu’un germe de feu désormais brûle dans la terre durcie et se multiplie dans les saints. Et nous aussi, peut-être, une petite braise a rougeoyé un instant au plus secret de nous. Et nous aussi nous sommes appelés à devenir graines de feu dans la chair de la terre, dans la nuit de l’histoire. Et les graines de feu se rencontrent, s’ordon­nent, déjà forment, en secret, les constellations de la Jérusalem céleste. Déjà le monde est l’objet d’une métamorphose, déjà, à travers les événements, les ren­contres, les luttes, les créations et les échecs, les com­munions et les solitudes, déjà se prépare la victoire défi­nitive sur la mort, la transfiguration ultime de l’histoire et de l’univers.

« Maranatha, viens Seigneur ». Parousie — ce beau mot oublié qu’aimaient tant les premiers chrétiens, — parousie signifie à la fois présence et attente. Attente pleine, comme celle de la femme qui sent remuer en elle son enfant. Comme celle de l’Église, qui, à travers les ébauches et les tragédies de l’histoire, sent remuer en elle le Royaume.

« Saint, saint, saint le Seigneur Sabaoth, le ciel et la terre sont remplis de ta gloire. » Puisse l’homme de la mission devenir l’homme de la parousie.

Olivier Clément

Sommaire

Liminaire : Christ est ressuscité
[p. 81-85]
Olivier Clément

L’orthodoxie : Vestige archéologique ou témoignage de l’essentiel ?
[p. 86-96]
Christos Yannaras

La récapitulation chez Origène et Grégoire de Nysse
[p. 97-103]
Grégoire Vincent

La beauté dans les écrits esthétiques de Vladimir Soloviev
[p. 104-111]
Michelina Tenace

Le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas
[p. 112-130]
Bertrand Vergely

A Andréi Tarkovski, pour une théologie de l’amour et des silences
[p. 131-145]
Branka Fotic-Parmentier

Bibliographie
· Donna e Ministera, a cura di Cettina Militetto
[p. 146-147]
· Les voies de l’unité chrétienne   – Oscar Cullmann
[p. 147-149]
· The Orthodox Liturgy – Hugh Wybrew
[p. 149-150]
· L’homme et le Dieu-homme –  Père Justin Popovitch
[p. 150-151]
· Commentaires des épîtres de saint Jean –  Père Justin Popovitch
[p. 152]
· Akedia. La doctrine spirituelle d’Évagre le Pontique sur l’Acédie –  Gabriel Bunge
[p. 152-154]
· La Vallée des Lis –  Thomas a Kempis
[p. 154-155]
· La spiritualité de l’Orient chrétien. Un héritage pour aujourd’hui
[p. 156-157]