Contacts, n° 164

N° 164 – 4e trim 1993

Liminaire

Orthodoxie et politique

1) L’Eglise orthodoxe, le plus souvent, n’intervient pas directement dans la politique. Elle est certes tentée de se réfugier dans une spiritualité liturgique qui la retrancherait de la société et de la culture, mais plus positivement, elle estime que son premier devoir est de changer le cœur de l’homme, ses attitudes fondamentales, sa manière de vivre, – de faire de lui, dans la mesure où sa prière personnelle et son ouverture au prochain intériorisent la liturgie, un être de réconciliation et de compassion.
Ainsi, dans le contexte actuel, le chrétien peut-il devenir capable de bénir la vie, de la faire aimer en profondeur malgré le nihilisme de l’époque, une époque où « la peur cachée de la mort », comme disait saint Maxime le Confesseur, provoque tant de paroxysmes destructeurs. Le spirituel, vécu dans une attitude de discernement qui ne s’arrête pas au rejet mais vise la transfiguration, peut fonder une éthique dé respect de la personne et d’appel à la communion des personnes. Ces valeurs introduites «en amont» dans les démarches économiques et politiques, peuvent finir par les modifier. L’infrastructure, pourrait-on dire, est le spirituel, la superstructure l’économie et la politique, la médiation se faisant par le culturel. Dans son Discours de Stockholm, Soljénitsyne rappelait que l’arbre de l’être se divise en trois branches, celles du vrai, du bien et du beau; or, ajoutait-il, notre époque a brisé la branche du vrai et celle du bien; reste seulement celle du beau; c’est donc à elle qu’il appartient maintenant d’exprimer toute la sève du tronc et de la faire fleurir. D’où l’immense portée de l’importance que l’Eglise orthodoxe donne à la beauté, dans la célébration, dans l’icône, dans la voie « philocalique ».

Si cette beauté n’est pas une beauté close, autosuffisante, mais fécondante, si nous apprenons par exemple à aimer à la fois les icônes, et, autrement, les grandes créations de l’art occidental à l’époque moderne, alors le génie « philocalique » de l’Orthodoxie nous permettra de comprendre et de respecter la beauté de la création, qu’il s’agisse des problèmes écologiques ou de l’accueil dû à tout visage.
Le risque, bien entendu est d’en rester au ritualisme et à la condamnation. Il ne s’agit pas d’opposer action et contemplation, mais de définir une spiritualité créatrice, d’actualiser et de faire intervenir dans la culture un immense patrimoine de prière et de beauté.
2) On accuse souvent l’Eglise orthodoxe de nationalisme. Il est vrai qu’elle a noué des liens très profonds avec les peuples qu’elle a évangélisés et dont elle a fécondé (parfois fondé) et sauvegardé la langue et la culture. On le sait, ce sont saints Cyrille et Méthode, des Grecs de Thessalonique, puis leurs disciples en Bulgarie, qui ont créé l’écriture finalement « cyrillique» et sont à l’origine des structures des langues slaves. Ce sont les « écoles secrètes» organisées par l’Eglise qui ont sauvé l’âme du peuple grec aux moments les plus durs de la domination ottomane. Ce sont les orthodoxes arabes qui, autour de 1900, ont su adapter la langue arabe à la modernité. En Russie, aujourd’hui, le patriarche Alexis II demande que l’Eglise soit clairement séparée de l’Etat mais puisse librement témoigner dans la société.
Les seuls cas où l’Eglise est intervenue directement dans la politique sont ceux où le peuple était menacé dans son existence ou son unité: ainsi, en 1821, l’archevêque de Patras levant le drapeau de l’insurrection contre les Turcs; ou, en 1941, le patriarche de Serbie se dressant contre la main-mise allemande sur son pays (et bientôt envoyé dans un camp de concentration); ou encore, la même année, le métropolite Serge de Moscou demandant aux chrétiens de défendre leur patrie, au moment où Staline, atterré, gardait un étrange silence. Lorsque, en octobre 1993, le patriarche Alexis Il s’est dressé contre la menace de guerre civile, tentant de jouer un rôle de médiateur, il n’a fait que reprendre une très ancienne tradition d’« intercession ».
Ceci dit, quelques précisions s’imposent:
a) Une Eglise « nationale », lorsqu’elle devient « autocéphale », c’est-à-dire désigne elle-même son primat, n’est pas une Eglise « indépendante» mais bien plutôt « interdépendante» : elle doit être en effet reconnue et le rester – par toutes les autres et d’abord par le Patriarche de Constantinople, primus inter pares, appelé à défendre, avec des prérogatives réelles, l’unité et l’universalité de l’Orthodoxie.
b) le caractère souvent – mais non toujours « national» pris depuis deux siècles par l’Eglise orthodoxe (les patriarcats « apostoliques» du Moyen-Orient n’ont pas grand chose de « national ») n’implique pas forcément, comme on le dit un peu vite, une pure et simple soumission de l’Eglise à l’Etat. La structure des sociétés orthodoxes, historiquement, et d’abord à Byzance, a été souvent, de facto, « bicéphale» : d’un côté la hiérarchie, souvent en effet manipulée par l’Etat, mais de l’autre le monachisme, étroitement lié au peuple, et spirituellement intraitable. Quand cette tension s’est trouvée compromise, des déchirements se sont produits, lointains annonciateurs de révolution: c’est ce qu’on pourrait nommer le « syndrome d’Avvakoum ».
Aujourd’hui, c’est l’apprentissage du droit qui est à faire;
c) il est faux de dire que l’Eglise orthodoxe n’a jamais existé dans des régimes « démocratiques» : sans parler d’une certaine dimension de la société byzantine (où, par exemple, la conception héréditaire de la monarchie n’existait pas), les républiques marchandes de Novgorod et de Pskov, les républiques cosaques d’Ukraine avaient des structures plus ou moins démocratiques. L’Eglise orthodoxe, d’autre part, a contribué à la formation de monarchies constitutionnelles en Grèce et dans les Balkans aux XIXe et XXe siècles, jusqu’à la montée du fascisme puis du communisme. La Russie, de 1905 à la révolution bolchevik, a connu les libertés fondamentales;
d) il existe une universalité orthodoxe qui échappe en général aux observateurs occidentaux: par l’Athos, par un axe Nord-Sud qui va de la Méditerranée orientale aux pays roumains et à la Russie, axe qui a joué au XIVe siècle (avec la réforme hésychaste) et autour de 1800 (avec le mouvement philocalique). Zigzag significatif: au XXe siècle, la grande philosophie russe (englobant un renouveau théologique) a porté ses fruits à Paris d’où son influence a rayonné vers la Grèce, la Roumanie, le Moyen-Orient, aujourd’hui la Russie.
Des tentatives se font jour maintenant pour rétablir l’axe Nord-Sud de l’Europe orthodoxe. Elles sont paralysées par de vieilles haines (ou peurs) ; des Grecs envers les Bulgares, des Roumains envers les Russes pour la Moldavie ex-soviétique…
Ainsi les tentations sont grandes. L’Eglise risque de devenir, pour les membres de telle nationalité, signe d’appartenance plutôt que foi personnelle, attitude « judaïsante» qui, bien entendu, engendre souvent l’antisémitisme. L’Eglise risque d’être « instrumentalisée» par l’Etat. Mais il lui arrive de se dégager, par exemple en Russie avec Philippe de Moscou devant Ivan le Terrible, et Benjamin de Pétrograd devant Lénine, ou, en Serbie, depuis le début de 1992. Elle devient alors comme la conscience de la nation.

3) Un orthodoxe ne peut, aujourd’hui, éviter de parler du problème de l’ex-Yougoslavie. Le peuple serbe, au long d’une histoire tragique, s’est souvent montré noble et héroïque. Il a développé, au contact de l’Orient et de l’Occident, une haute culture, des fresques médiévales à la grande littérature du XXe siècle. Il a particulièrement souffert sous la domination ottomane, subissant oppression, massacres et déplacements de population. Au début du XVIIIe siècle par exemple, lorsque les Autrichiens ont restitué aux Turcs de vastes territoires serbes qu’ils venaient de libérer, ces territoires se sont partiellement vidés de leur population qui a fui dans l’empire des Habsbourg (et parfois jusqu’en Russie). C’est alors que le Kosovo, berceau du peuple et de l’Eglise serbes, où se trouvent les chefs-d’œuvre de son art médiéval, a commencé d’être occupé par les Albanais, alliés des Turcs. (Ce qui n’est pas une raison pour interdire toute autonomie aux 90 % d’Albanais qui aujourd’hui le peuplent). La Serbie est le pays d’Europe qui, proportionnellement à sa population, a eu le plus de pertes pendant la première guerre mondiale. Le drame actuel est né de la dislocation hâtive, trop vite reconnue par l’Europe, et d’abord par l’Allemagne, de la fédération yougoslave, alors qu’il aurait fallu au préalable imposer une négociation car les frontières n’ont rien d’intangible. Il est né aussi de la volonté serbe d’appliquer le principe des nationalités tel qu’il s’est formulé sous la double inspiration de la pensée française et de la pensée allemande dans l’Europe du XIXe siècle et tel qu’il n’a pu jouer sans violences ni injustices dans l’Europe des empires multinationaux, turc, autrichien puis soviétique. La reconnaissance trop rapide de la Croatie a provoqué la guerre: de nombreux Serbes – plus de 12 % de la population avaient été installés en Croatie par les Habsbourgs pour défendre la chrétienté et avaient reçu d’eux toutes garanties. Pendant la seconde guerre mondiale, les « oustachis» croates – et les SS musulmans – ont perpétré un véritable génocide, peut-être 700000 victimes! A Medjugorje – comme l’a souligné Cyrille Auboyneau dans un livre récent, La Vérité sur Medjugorje, clef de la paix (éd. de Guibert) – on trouve à flanc de colline une de ces immenses fosses communes où l’on entassa les cadavres et qui furent soigneusement bétonnées sur l’ordre de Tito. La Vierge apparue non loin de là demanda aux Croates d’aller demander pardon aux Serbes; ils ne l’ont pas fait. Lorsque la Croatie proclama son indépendance la minorité serbe, qui avait toutes raisons de se considérer comme chez elle et surtout d’avoir peur à cause de la mémoire du génocide, appela au secours l’armée fédérale. Il ne s’agit nullement de justifier les horreurs que des Serbes ont pu commettre, elles suscitent la honte et exigent le repentir. Mais il faut rappeler:
a) que ces horreurs ont été d’abord le fait de l’armée fédérale qui se considérait comme engagée dans une guerre de sécession et appliquait les méthodes de l’école soviétique, c’est-à-dire le bombardement préalable des villes, bombardement terroriste, « mémoricide » (qu’on pense à Vukovar, Dubrovnik et Karlovac); qu’elles ont été ensuite, particulièrement en Bosnie, le fait d’une lie de la population engagée dans des milices d’irréguliers – « tchetniks» ou « aigles blancs» – et produit de la « dé-moralisation» communiste: n’oublions pas que deux Serbes sur trois et huit Monténégrins sur dix ne sont pas baptisés. La disgrâce du leader ultra-nationaliste Seselj commence à entraîner, du côté serbe, la mise à jour de bien d’es horreurs longtemps niées;
b) Croates et musulmans ont commis d’analogues atrocités, sur une échelle plus restreinte sans doute car ils étaient moins bien armés et occupaient des territoires moins étendus. Les Serbes aussi ont beaucoup souffert de la guerre: 200 villages serbes détruits en Slovénie, une cinquantaine en Herzégovine. On compte jusqu’à 500 000 réfugiés en Serbie et l’aide humanitaire les néglige. Si les campagnes peuvent vivre en semi-autarcie, l’effondrement monétaire et économique provoqué par l’embargo frappe durement les citadins, surtout les enfants et les vieillards;
c) le peuple serbe a été et reste conditionné-par une propagande totalitaire qui dénonce le « complot» contre l’Orthodoxie, l’alliance du Vatican et de l’Islam (ce que ne confirment guère les combats actuels entre Croates et musulmans) et reprend inlassablement les souvenirs atroces de l’histoire de ce pays: en Croatie, le génocide de la seconde guerre mondiale, en Bosnie le rappel de plus d’un demi-millénaire d’exactions ottomanes dont certains féodaux, en plein XIXe siècle, s’étaient rendus complices en se convertissant à l’Islam. Fatalité de la haine: les musulmans bosniaques, hier sécularisés et modérés, glissent peu à peu vers un islamisme radical sous l’influence des rudes guerriers venus du Sandjak et des 2 000 (environ) volontaires arabes et iraniens;
d) la confusion entre le politique et le religieux, comme en Irlande du nord, n’est pas moins grande dans la Croatie dite « catholique» que dans la Serbie dite « orthodoxe ». Alors que tous les combattants appartiennent en réalité à la même ethnie, l’appartenance « religieuse », d’ordre psychologique et sociologique, a créé de pseudo-ethnies qui toutes cherchent à s’épurer, au prix d’effroyables déplacements de population. Le nationalisme prime tellement que le Montenegro revendique maintenant l’autocéphalie de son Eglise!

Il ne faut donc ni diaboliser, ni justifier en tout et à tout prix le peuple serbe. Il importe d’aider la courageuse Eglise serbe qui, depuis le début de 1992, s’oppose très clairement au régime crypto-communiste et appelle au respect des personnes et à la paix. On doit enfin s’interroger sur l’utilité de l’embargo. L’extrême misère des masses les rejette vers les nationalistes les plus violents qui font campagne contre la corruption et la pauvreté, et les livre plus que jamais au conditionnement télévisionnaire, personne ou presque n’ayant assez d’argent pour acheter les journaux de l’opposition. Tant de souffrances semblent injustes.
En France, le métropolite Jérémie, président du comité orthodoxe interépiscopal, s’est régulièrement joint aux démarches entreprises par les autorités religieuses de ce pays. Avec leurs représentants il est allé rencontrer les diverses parties en conflit, à la fois pour les écouter et les amener à s’écouter mutuellement dans une perspective de pardon mutuel et de réconciliation, comme l’a dit le Patriarche Œcuménique. Ainsi ont été facilitées les rencontres en Suisse du Patriarche de Serbie et du cardinal-archevêque de Zagreb. Quant au rassemblement de prière d’Assise, les orthodoxes n’y sont pas allés, d’une part parce que le Vatican est aussi un Etat et que cet Etat a été un des premiers à reconnaître, non sans une contestable précipitation, la Croatie (voyant sans doute une guerre d’agression là où n’y avait, au début, nous l’avons dit, qu’une guerre de sécession), d’autre part parce qu’avait été invité un évêque macédonien, représentant d’une petite Eglise schismatique créée sur l’ordre de Tito et qu’aucune autre Eglise orthodoxe n’a reconnue. Mais l’esprit du premier rassemblement d’Assise reste plus que jamais le nôtre, ainsi que la prière de saint François :
« Là où il y a la haine, que je mette l’amour … »

Olivier Clément

Sommaire

Liminaire
Orthodoxie et politique
[p. 241-248]
Olivier Clément

In memoriam Paula Minet (1910-1993)
[p. 249-259]

De la Mère de Dieu
[p. 251-264]
Panayotis Nella

Les Pères de l’Eglise entre l’Occident et les Orients
[p. 265-279]
Olivier Clément

Quelques remarques sur la vérité
[p. 280-286]
Olivier Clément

Mort clinique et retour à la vie d’un grand spirituel dans le Goulag. Témoignage anonyme
[p. 287-292]
(trad. Michel et Marie Lopoukhine)

Chronique
· In memoriam Dumitru Staniloaë (1903-1993) – Olivier Clément
[p. 293-301]
· Nouvelles de « nos » monastères : Monastère de la Transfiguration – Sœur Silouanie / Archimandrite Elie
[p. 302-305]

Bibliographie
· Patrimoine littéraire européen : 4a, Le Moyen-Age de   l’Oural à l’Atlantique, littérature d’Europe orientale – Jean-Claude Polet (dir)
[p. 306-308]
· Un moine de l’Eglise d’Orient : Le Père Lev Gillet – Elisabeth Behr-Sigel
[p. 308-309]
· La Résurrection et l’icône – Michel Quenot
[p. 310-311]
· Le royaume intérieur – Kallistos Ware
[p. 311-313]
· Solitude et communion – A.M. Allchin
[p. 313-315]
· Autres livres reçus
[p. 315-316]