N° 249 – 1er trim. 2015
Liminaire
L’année 2015 s’est ouverte en France par des attentats épouvantables qui ont endeuillé le pays et ont montré une nouvelle fois la nécessité de favoriser, dans nos sociétés dites post-modernes, non seulement l’instruction, l’éducation à l’histoire et aux religions, mais surtout une culture du dialogue et du partage, de la bienveillance, du respect des différences, en refusant le développement des communautarismes religieux ou nationaux. La manifestation du 11 janvier 2015 qui a vu défiler dans les villes de France près de 4 millions de personnes désireuses d’affirmer – au-delà de leur indignation devant la barbarie – leur désir de vivre dans une société de paix et de liberté a été un événement considérable. Même si « nous n’avons pas ici bas de cité permanente et nous recherchons la cité à venir » (Hb 13,14), ce qui concerne ce monde magnifique et terrible ne peut laisser les chrétiens indifférents : nos concitoyens expriment leur aspiration souvent inconsciente au Royaume de Dieu qui vient. Face à leurs attentes, l’Église qui est secrètement le « cœur du monde », comme l’a écrit le grand théologien arabe Mgr Georges Khodr, devrait être irréprochable dans ses structures institutionnelles et claire dans son message.
Pas plus d’un évêque dans une ville : tel est le principe antique d’organisation de l’Église qui avait été rappelé au premier Concile œcuménique (Nicée, 325, 8e canon) et qui est demeuré en vigueur dans l’orthodoxie à travers les siècles. En effet, l’évêque est le symbole vivant de l’unité en Christ de l’Église locale. La communauté eucharistique rassemblée en un lieu autour de son évêque, porteuse de la foi apostolique et ouverte à l’Église entière du Ciel et de la terre, reçoit la plénitude catholique dans un événement pentecostal marqué du sceau de l’Esprit Saint. L’Eucharistie impose donc que l’Église soit structurée selon un principe ni universaliste , ni collectif (national, ethnique ou autre) mais local et territorial, même si les diocèses sont regroupés autour de grands pôles de communion. Pourtant, depuis la modernité, un gauchissement semble avoir affecté l’organisation ecclésiale dans le monde orthodoxe. Avec le « printemps des peuples » au XIXe siècle et la dislocation progressive des Empires, sont apparues les Églises autocéphales modernes, organisées selon un principe davantage national que territorial. Il en résulte ce mal insidieux du phylétisme, littéralement « tribalisme » ecclésial qui voudrait que l’Église soit soumise au principe national. Alors l’Apôtre Paul aurait affirmé en vain : « Il n’y a plus ni Grec ni Juif…, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni citoyen libre ; mais le Christ est tout et en tous » (Col 3,11), soulignant que le Seigneur Jésus-Christ, dans le Saint-Esprit, rend secondaires tous les critères nationaux, sociaux, etc., vecteurs de clivages ou d’oppositions entre les êtres humains.
Tout le monde s’accorde, dans l’orthodoxie, pour refuser le phylétisme dans son principe, à la suite du Concile général de Constantinople de 1872 ; pourtant les choses ne semblent guère avoir bougé depuis près de 150 ans. Pour certains, elles se seraient même aggravées avec la multiplication des « diasporas » ethniques au XXe siècle qui, chacune, revendiquent leur « droit » à avoir « leur » propre évêque. La revue Contacts consacre donc ce volume à une réflexion approfondie sur ce problème épineux en s’appuyant d’abord sur une relecture historique de ce Concile de Constantinople (1872), trop mal connu.
Dans une note introductive, Michel Stavrou rappelle à grands traits le contexte historique de la crise bulgare d’une douzaine d’années qui fut à l’origine de la convocation de ce concile : l’Église bulgare, qui avait proclamé son autocéphalie de manière unilatérale, exigeait l’établissement à Constantinople même, pour la minorité bulgare, d’un évêché spécifiquement bulgare, entièrement soustrait à la juridiction de l’évêque local, le patriarche de Constantinople. On trouvera ensuite la définition conciliaire, relativement brève, qui fut promulguée à cette occasion.
Une remarquable analyse historique nous est fournie par le géopoliticien Basile Pnevmatikakis, sur la base des travaux de l’historien grec P. Matalas. qui donne des clés politico-historiques pour comprendre en profondeur ce qui fut à l’origine du Concile de 1872 : « le contentieux ecclésial gréco-bulgare » à l’époque de l’affirmation des nationalités. Il souligne aussi l’existence de deux visions concurrentes de l’hellénisme chrétien : la première, plutôt nationale – d’origine occidentale – qui aboutit à l’autocéphalie de l’Église de Grèce, l’autre approche, traditionnelle, se voulant unifiante, favorisée par le Patriarcat de Constantinople. Il montre en particulier qu’on a eu tort de stigmatiser trop facilement l’Église bulgare, alors que l’état d’esprit phylétique était partout à l’œuvre dans les Balkans, à commencer par des cercles influents dans la jeune Église de Grèce, sans oublier les manœuvres politiques ambiguës de l’Empire russe qui, comme les puissances occidentales, tentait de dominer le jeu face à un Empire ottoman aux abois.
Dans la contribution suivante, l’Archimandrite Amphiloque Miltos étudie à son tour les Actes du Concile de Constantinople de 1872 et en offre une présentation ecclésiologique. Sont abordées les trois sessions successives du Concile et les travaux de la commission préparatoire dont le rôle fut déterminant et l’intuition réellement prophétique, prédisant avec un siècle d’avance le désordre ecclésiologique des « diasporas » orthodoxes en Occident. L’auteur montre la nécessité d’une véritable réception de la théologie de ce concile, au-delà même de son contexte d’énonciation, surtout dans la perspective de la convocation du futur grand Concile panorthodoxe.
Les deux études qui suivent abordent la question des nationalités en Église sous des angles différents et complémentaires. Dans la première, Daniel Lossky propose une relecture personnelle du Concile de Constantinople de 1872 et valorise son actualité pour les orthodoxes en Occident, montrant dans quelle mesure la condamnation du phylétisme ouvre la réflexion sur l’articulation entre foi et culture nationale. Les chrétiens, souligne-t-il, doivent être vigilants pour ne pas « se laisser absorber par la culture de ce siècle qui participe au monde déchu ». Il rappelle que les diasporas ont élaboré peu à peu des juridictions ecclésiastiques mondiales, co-territoriales et concurrentes entre elles. Face à ce problème, il conviendra de remettre le Christ au centre en créant des structures à la fois multiethniques et territoriales, coordonnées autour d’évêques jouissant de la confiance des fidèles de toutes origines.
Puis Jean-Claude Polet s’intéresse au multilinguisme et au dépassement de la nationalité dans la vision du père Sophrony (Sakharov), qui fut le principal disciple de saint Silouane l’Athonite et le fondateur du monastère orthodoxe Saint-Jean-Baptiste de Maldon (Essex). Selon le grand spirituel russe, il n’existe pas un Christ grec, ni russe, ni anglais, ni arabe… « Nous vivons le Christ comme Dieu, comme Créateur et Dieu-Sauveur du monde ». Introduire des limitations dans le Christ reviendrait à tomber dans les ténèbres : « Alors commence la haine entre les nationalités, l’hostilité entre les conditions sociales et ainsi de suite. » D’où son appel à dépasser les déterminismes nationaux et notamment « l’orgueil des langues » au plan liturgique.
Dans son article intitulé « La diaspora orthodoxe, otage du phylétisme », Noël Ruffieux propose enfin, à la lumière du Concile prophétique de 1872, une belle réflexion synthétique sur la nation et sur le glissement insidieux qui s’est souvent opéré de l’Église territoriale vers l’Église nationale. La diaspora est le lieu où se cristallisent tous les désordres portés par le phylétisme multiforme. Il rappelle qu’en 2009 la 4e Conférence panorthodoxe préconciliaire avouait que le passage immédiat à l’ordre strict de l’Église, à savoir la présence d’un seul évêque en un même lieu, était « impossible ». Est-il dès lors raisonnable d’espérer qu’une solution soit trouvée l’an prochain lors de la réunion programmée du Concile panorthodoxe ? L’avenir le dira, mais l’important est de garder patience et vigilance en confiant cette attente à la prière de l’Église.
Contacts
Sommaire
Liminaire
[p. 2-5]
Le Concile général de Constantinople de 1872 : note introductive
[p. 6-16]
Michel Stavrou
Les causes du Concile général de Constantinople de 1872 sur le phylétisme : le contentieux ecclésial gréco-bulgare
[p. 17-39]
Basile Pnevmatikakis
Le Concile de Constantinople de 1872 d’après ses Actes conciliaires : vers une nouvelle réception de sa théologie
[p. 40-58]
Amphiloque Miltos
La condamnation du phylétisme par l’Eglise orthodoxe au Concile de Constantinople de 1872 : actualité pastorale
[p. 59-78]
Daniel Lossky
Multilinguisme et dépassement de la personnalité selon le père Sophrony
[p. 79-92]
Jean-Claude Polet
La « diaspora » orthodoxe otage du phylétisme
[p. 93-112]
Noël Ruffieux
Bibliographie
[p. 113-131]