N° 278 – 2e trim. 2022
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Liminaire
Voici maintenant plus de huit ans que toute la zone du Donbass, à l’est de l’Ukraine, se trouvait plongée dans une guerre civile qui, malgré plus de 12 000 morts et des milliers de blessés, laissait jusque-là l’Occident indifférent. Les choses ont changé le 24 février 2022 lorsque l’armée du président russe Vladimir Poutine a lancé une opération militaire de grande envergure pour envahir l’Ukraine. Cent jours plus tard, les combats font toujours rage : les Ukrainiens témoignent d’une résistance acharnée face aux forces russes qui, après avoir tenté en vain de s’emparer de la capitale, ont replié leur offensive vers les rives de la mer Noire et les territoires séparatistes à l’Est. Pendant tout ce temps les bombardements tous azimuts n’ont pas cessé – pas même durant les festivités pascales –, touchant en particulier des églises et des monastères abritant des civils, tandis qu’un flot de réfugiés se répand vers l’Ouest de l’Europe – surtout des femmes et des enfants faisant face au défi de l’exil, ayant laissé un mari ou un père potentiellement appelé à sacrifier sa vie pour défendre son pays. Partout se multiplient les morts, les blessés, les atrocités et les crimes de guerre qui risquent de creuser un gouffre de haine irrémédiable entre deux peuples frères issus ensemble des Rôs de saint Vladimir le Grand, baptisés dans les eaux du Dniepr par des missionnaires byzantins en 988.
Dans cette situation d’immense détresse, l’Église est plus que jamais appelée à se tenir au côté des victimes pour aider, réconforter et consoler, tout en agissant activement pour aider au retour de la paix. Aussi les déclarations du patriarche de Moscou, justifiant l’invasion russe au nom de la défense de certaines valeurs qui lui semblent portées par l’Église et la société russes face à un Occident corrompu et décadent qu’incarnerait une frange de la population ukrainienne, ont-elles suscité la plus grande consternation chez la plupart des orthodoxes, quel que soit leur ancrage juridictionnel.
L’urgence, face au retour de la guerre en Europe depuis la dissolution de l’ex-Yougoslavie, de formuler une position théologique et éthique chrétienne conforme à l’Évangile et à la Tradition orthodoxe a conduit la rédaction de la revue Contacts, sans aborder les considérations géopolitiques qui ne sont pas de sa compétence, à proposer ce volume thématique, composé de textes destinés à nourrir la réflexion de ses lecteurs sans prétendre offrir un panorama exhaustif de la question.
Le métropolite libanais Georges Khodr, illustre théologien qui n’a que trop connu dans son pays une situation endémique de guerre et d’instabilité, rappelle que l’acte de tuer –en n’importe quelle circonstance – coupe de Dieu et constitue une usurpation du pouvoir même du Créateur. «Celui qui veut vraiment vivifier les autres se livre lui-même à la mort. C’est pourquoi le Christ est le vrai Vivificateur », affirme-t-il.
Le philosophe Bertrand Vergely s’interroge sur le concept de guerre spirituelle, qui repose en réalité sur des mécanismes passionnels propre au monde déchu, aboutissant à une stigmatisation de l’ennemi assimilé au mal et justifiant alors le déchaînement de violence à son encontre. Le philosophe récuse les idées de « guerre juste » et de « guerre morale », analysant l’actuelle position plébiscitée par le gouvernement russe pour justifier son action invasive.
Ébauchant un panorama historique depuis les temps apostoliques, le théologien Michel Stavrou revient sur la manière dont l’Église envisageait la guerre durant le millénaire de civilisation byzantine, soulignant le fait que les « saints militaires » étaient en réalité des martyrs ayant déposé les armes et accepté de se laisser massacrer plutôt que de renier le Christ. Il revisite le concept de « symphonie » des pouvoirs entre l’Église et l’État pour mettre en lumière comment, en bien des occasions, l’Église et les Pères orientaux condamnent l’homicide de façon inconditionnelle sans succomber aux sirènes politiques de la « guerre sainte ».
L’universitaire russe Eugène Khvalkov analyse lui aussi l’idée de la symphonie des pouvoirs dans une réflexion spécifiquement consacrée à la relation entre Royaume céleste et Imperium terrestre. Il met en lumière l’absence de fondements bibliques de l’institution de l’État avant d’envisager le lien entre le christianisme et les divers empires et monarchies au sein desquels il s’est développé, pour conclure que « toutes les tentatives de divinisation de l’État et de la monarchie séculière, de transfert des attributs et caractéristiques du Roi céleste au roi terrestre constituent une offense à la monarchie divine et sont totalement étrangères à la tradition orthodoxe orientale ».
La série d’articles ici présentée se clôt sur la publication d’un entretien avec le responsable des aumôniers militaires grecs qui donne à voir une approche pastorale menée au sein d’une armée de culture orthodoxe en tant de paix – approche dont l’analyse révèle un décalage entre une certaine vision idéalisée du service militaire et la réalité atroce de la guerre « moderne » actuellement à l’œuvre sur le sol ukrainien.
Puissent ces quelques textes contribuer à approfondir la réflexion de chacun sur la nécessité de combattre la guerre sous toutes ses formes, en commençant à sa propre échelle personnelle par mener le combat spirituel intérieur où seule peut triompher l’ouverture à l’amour kénotique du Christ.
Contacts
Sommaire
Liminaire
[p. 137-139]
Donner la mort
Mgr Georges Khodr
[p. 141-147]
« Heureux les pacifiques ! »
Bertrand Vergely
[p. 148-163]
« Rien n’est autant le propre du chrétien
que de travailler à la paix »
L’Église byzantine face à la guerre
Michel Stavrou
[p. 164-185]
Royaume céleste et Imperium terrestre :
l’enseignement chrétien au sujet du pouvoir de l’Etat
Eugène Khvalkov
[p. 186-203]
L‘aumônerie militaire orthodoxe
dans les forces armées grecques
[p. 204-213]
Chronique
[p. 214-221]
Bibliographie
[p. 222-228]