Contacts, n° 44

N° 44 – 4e trim. 1963

Liminaire

Le millénaire de l’Athos, la conférence de Montréal, la seconde session de Vatican II, la consultation de Rhodes, soulignent de diverses manières l’importance de l’ecclésiologie. Mais on ne saurait oublier que le sens de l’Eglise, c’est d’annoncer, c’est de communiquer vitalement la vérité. Le seul problème, en définitive, est celui de la plus totale vérité.

Pour la grande tradition orthodoxe — apostolique, patristique, « philocalique » —, l’expression humaine de la vérité n’a d’autre but que de sauvegarder la portée existentielle et ontologique de la Révélation. Il faut que le chrétien soit « initié » à la vie divine, par l’intégration au Christ et l’acquisition du Saint-Esprit. Il faut qu’il sache que l’homme est « un animal appelé à devenir dieu ».

C’est pourquoi, il importe de le rappeler une fois encore, la grande théologie orthodoxe non seulement refuse de se constituer en science rationnelle, mais elle n’utilise le langage humain qu’avec réserve, surtout pour écarter ce qui dévie, on interrompt, le chemin de la vie totale. « La méchanceté des hérétiques et des blasphémateurs nous force à faire des choses illicites, à parier de sujets ineffables », se plaignait Hilaire de Poitiers. La raison humaine doit passer par une véritable mort baptismale qui ouvre ses concepts au suprarationnel par la négation, l’antinomie, le symbole, la vision. L’infaillibilité de la règle de foi est ainsi plutôt négative : « Les formules dogmatiques, écrivait Berdiaeff, ont avant tout un rôle négatif. Elles dénoncent une fausse orientation de l’expérience spirituelle. Elles nous montrent ce qui apporte avec soi la vie et ce qui apporte la mort. »

Le caractère apophatique de la pensée orthodoxe culmine ainsi au « chant », pour reprendre une expression de Palamas. Un chant de communion. Le dogme manifeste sa véritable intention en devenant doxologie, louange de l’intelligence humaine crucifiée, ressuscitée, réfugiée et dilatée dans « l’esprit du Christ », chant de gloire et de communion de ceux qui, renonçant à penser la Révélation à leur mesure d’hommes déchus, pensent par la Révélation et trouvent leur stature d’hommes christifiés. Alors, tout naturellement (selon la vraie nature de l’homme), la doctrine devient poème liturgique, se transforme en eucharistie. Le dogme est une eucharistie intellectuelle qui s’ordonne à l’eucharistie sacramentelle, source de notre déification.

Ainsi le dogme apparaît comme la médiation intellectuelle d’une expérience eucharistique. Pas plus qu’elle ne se sépare des mystères de l’Ecriture et de la vie ecclésiale, pas plus la théologie ne saurait se séparer de leur sobre intériorisation personnelle. La connaissance théologique est inséparable de la sanctification, d’un changement réel de celui qui connaît : connaître, c’est être avec le Christ, en Christ, c’est devenir Esprit, car « celui qui est né de l’Esprit est Esprit ». « Toute parole conteste une autre parole, aimait à dire saint Grégoire Palamas, mais quelle parole peut contester la vie ? »

Cette conception expérimentale du dogme refuse l’uniformité. Le mystère est suggéré sous une multitude d’angles différents et convergents, à mesure que de nouvelles libertés, avec leurs dimensions d’espace, de temps, de culture, le rencontrent et le célèbrent. Ce consensus patrum manifeste, au plan doctrinal, la communion des saints. Il donne à l’expression humaine de la vérité une forme dialogique, ou, si l’on veut, symphonique. « Notre Eglise, écrivait Kirievsky, n’a jamais fait d’un système humain une science théologique, fondement de sa vérité. C’est pourquoi elle ne s’est jamais opposée au libre développement de la pensée dans d’autres systèmes ; elle n’a jamais persécuté ces systèmes comme des ennemis capables d’ébranler ses fondements ». Symphonie ne signifie pas discordance. Considérer comme périmées les expressions passées de la vérité, ce serait rompre la communion des saints, rejeter, avec les Pères de tous les temps, ce plain-pied respectueux où s’affirme la victoire du Christ sur le temps mauvais, qui sépare. La dialectique de la continuité créatrice est à trois termes : l’Ecriture, les Pères (au sens large que nous suggérons plus haut) et l’homme d’aujourd’hui que nous sommes, à qui nous parlons, pour qui nous devons réinventer la vérité afin qu’elle garde ou retrouve pour lui sa puissance vivifiante. Le critère fondamental reste, dans la communion ininterrompue des Apôtres et des Pères, la participation réelle à la lumière du Thabor, à la vie du Ressuscité. Ce critère expérimental, qui englobe l’expérience liturgique, l’expérience iconographique, l’expérience mystique, pourrait devenir essentiel, et libérateur, pour un œcuménisme en profondeur. Au-delà des controverses, la vérité apparaît comme la sauvegarde de notre libre, de notre évidente expérience du mystère, l’erreur comme une limitation, un appauvrissement, voire un empêchement de cette expérience. Le choix ultime sur les questions (il en est) qui divisent réellement les chrétiens, ce n’est ni l’histoire, ni l’exégèse, ni la « science » théologique, ni aucun critère extérieur qui le permettront : mais la «monstration» de la voie spirituelle où l’homme peut réaliser librement sa déification.

C’est à cette « monstration » que l’Eglise orthodoxe est appelée.

Contacts

Sommaire

Liminaire
[p. 217-219]

L’Annonciation
[p. 220-242]
Constantin Andronikoff

Passion pour Jésus. Le Journal spirituel d’un ouvrier de Genève
[p. 243-248]
Archimandrite Lev Gillet

Sur la Prière de Jésus
[p. 249-253]
Charité Saint-Servais

Chronique
• Rencontres œcuméniques à Montréal
[p. 254-257]
R.P. Boris Bobrinskoy
• Sur la conférence de Montréal. Un point de vue réformé
[p. 258-260]
Un ami protestant

Document
• La signification de la Réforme dans l’histoire du christianisme
[p. 261-275]
R.P. Jean Meyendorff

Bibliographie
• La Parole et l’Image – J.P. Ramseyer
[p. 276-280]

Tribune libre
• Nos lecteurs nous écrivent
[p. 281-283]

Table des matières des tomes XI à XV (Années 1959 à 1963)
[p. 283-288]