N° 45 – 1er trim. 1964
Liminaire
Ce numéro se compose d’une série d’études évoquant — d’une manière très partielle mais néanmoins assez éclairante — la situation actuelle de l’Orthodoxie : soit dans telle ou telle des Eglises-sœurs qui la constituent, soit dans un secteur important de la Dispersion, soit enfin dans le dialogue où elle se trouve engagée avec les catholiques et les protestants. S’il est une exigence qui se dégage de ces pages, c’est la nécessité pour l’Eglise orthodoxe de se rassembler concrètement afin de pouvoir s’exprimer comme telle, afin de réfléchir à sa vocation et à son service dans le monde d’aujourd’hui, et que les églises locales, par l’entraide, l’intercession, voire la simple information parviennent mieux à porter les fardeaux les unes des autres.
C’est pourquoi il faut se réjouir des manifestations d’unité orthodoxe que nous a values l’année écoulée. En juin 1963, la commémoration du millénaire de l’Athos a permis une rencontre interorthodoxe brève, mais suffisante pour poser le problème décisif d’une internationalisation de la Sainte Montagne. Cette ouverture de l’Athos à des moines qui ne seraient pas de nationalité hellénique, non seulement le patriarche de Constantinople l’a demandée, mais le roi de Grèce, présent aux festivités, s’est prononcé dans le même sens. On espère que, dans les prochaines années, quelques dizaines de moines viendront à l’Athos en provenance de Serbie, Bulgarie, Roumanie, Russie et de la « diaspora ». Ce serait peu, ce serait néanmoins un grand signe d’espérance.
En juillet 1963, le jubilé du sacre épiscopal du patriarche Alexis a permis à toutes les Eglises-sœurs et à des délégués de l’Eglise catholique et du C.Œ.E. de rendre hommage à l’Eglise russe qui connaît aujourd’hui de dures épreuves. Des scènes d’une ferveur inouïe se sont déroulées dans certaines églises de Moscou, où des représentants d’autres églises, orthodoxes ou non, ont prêché, bouleversés jusqu’aux larmes.
Du 26 au 28 septembre enfin s’est réunie à Rhodes une conférence panorthodoxe qui a proposé aux Eglises autocéphales d’engager « sur un pied d’égalité » le dialogue avec Rome. Depuis, la rencontre à Jérusalem du patriarche œcuménique avec le pape Paul VI a précisé le climat de charité et de respect mutuel dans lequel devrait s’instaurer ce dialogue.
Toutefois, le plus grand intérêt, sur un plan interorthodoxe, de la consultation de Rhodes, est d’avoir ébauché une mise en pratique du principe collégial, qui est un des principes constitutifs de l’ecclésiologie orthodoxe. La prochaine étape, maintenant, devrait être l’établissement d’un synode permanent de l’ensemble de l’Orthodoxie, synode où seraient représentées, autour du primat d’honneur, toutes les Eglises autocéphales, et dont la première tâche serait de promouvoir ce travail indispensable de prise de conscience, ce dialogue intérieur sans lequel notre participation au dialogue œcuménique risque de rester stérile. Nous attendons encore, par exemple, que des conversations sérieuses, en vue d’une union qui semble parfaitement possible, soient engagées avec les Eglises antéchalcédoniennes. Et peut-être faudrait-il aussi que Byzance — avant même toute discussion dogmatique — leur demande pardon pour l’incontestable « impérialisme » de la Grande Eglise — par trop justement Eglise d’Empire — au moment des schismes christologiques.
Ainsi dépasserions-nous, et commençons-nous déjà de dépasser, un certain «triomphalisme» orthodoxe dont les formes, depuis la disparition de toute Eglise d’Empire, sont du reste bien différentes de celles que dénonce chez lui le catholicisme romain. Le «triomphalisme» orthodoxe, c’est l’orgueil des faibles qui vampirisent un passé grandiose au lieu d’en dégager l’esprit et ses exigences précises. Le «triomphalisme» orthodoxe, c’est de parler de l’unité de l’Orthodoxie, voire au nom de cette unité, sans rien faire pour qu’elle s’exprime (d’où l’importance, a contrario, des deux consultations de Rhodes). C’est d’exalter la haute spiritualité de la tradition monastique pendant que les monastères se vident (d’où l’importance, a contrario, d’une possible internationalisation de l’Athos). C’est de mépriser les « hétérodoxes » sans se donner la peine de les connaître, et prétendre posséder la vérité quand on l’enfouit dans la terre comme le talent du serviteur infidèle (d’où l’importance, a contrario, de la rencontre de Jérusalem, si la méfiance ou la démagogie n’en stérilisent pas la signification symbolique).
Un tel «triomphalisme», qui est refus de reconnaître ses faiblesses pour affronter les humbles tâches du présent, témoigne d’un manque de foi dans l’Eglise. Seule pourtant cette foi peut correspondre à la grâce infinie du Seigneur qui donne à son Eglise, cette assemblée de pécheurs orgueilleux, d’être son Corps, et le Temple de son Esprit. Sans mettre en cause l’ecclésialité des autres communautés chrétiennes, nous croyons que rien, dans l’Eglise orthodoxe, sinon notre péché, ne s’oppose à la communication plénière de la grâce déifiante. Ni formules ni structures limitatives. Ni absence, non moins limitative, des formules et des structures indispensables. Cela, ce n’est pas du triomphalisme, c’est — écrasante et pacifiante — notre foi.
Sommaire
Liminaire
[p. 1-3]
Mouvement œcuménique : Le moment de vérité pour l’Orthodoxie
[p. 4-15]
R.P. Alexandre Schmemann
L’Actualité : Vers un dialogue avec le catholicisme
[p. 16-37]
Olivier Clément
Spiritualité orthodoxe et mission
[p. 38-41]
Diacre Anastase Yannoulatos
Perspectives de l’orthodoxie en France
[p. 42-55]
Elisabeth Behr-Sigel
Chronique
• Rencontre avec la Grèce chrétienne
[p. 56-62]
Elisabeth Behr-Sigel
• La situation de l’Eglise orthodoxe en Union Soviétique
[p. 63-78]
Olivier Clément