Contacts, n° 51

N° 51 – 3e trim. 1965
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Liminaire

Dans le désert des cœurs

La Mère Marie est morte à Ravensbrück il y a vingt ans. Même sa mort échappe aux hagiographes : elle n’a pas pris la place d’une autre – elle a été désignée pour le four crématoire parce que la dysenterie et l’épuisement l’empêchaient de se tenir debout. Elle avait espéré longtemps survivre pour servir ce que la guerre lui semblait rendre possible : un rapprochement en profondeur entre l’Occident et la Russie. Mais, les dernières semaines, donnant son pain pour du fil, elle s’était mise à broder, comme une ordalie, une étrange icône représentant la Mère de Dieu portant dans ses bras Jésus – mais Jésus crucifié.

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Роur beaucoup, sa vie n’avait été qu’un long scandale. Cette ancienne socialiste-révolutionnaire, mariée deux fois, devenue chrétienne sans avoir, au fond, jamais cessé de l’être, restait une intellectuelle de gauche, anarchique jusque dans sa mise, et dont la sensibilité révolutionnaire, l’amitié pour les Juifs, choquaient non seulement l’émigration de droite, mais beaucoup de jeunes orthodoxes nostalgiques d’un ordre total, organique et sucré. Cette moniale qui dénonçait dans la vie de la plupart des monastères un médiocre ersatz de vie familiale scandalisait les natures éprises de contemplation solitaire et d’opus dei : c’est que, pour elle, il s’agissait de refuser tout confort (qu’il soit bercement liturgique ou paix d’une clôture) pour vivre et mourir jusqu’au bout le grand risque de la pauvreté, la grande invention de l’amour. Pour s’insérer sans retour dans la «dévastation», l’anéantissement du Dieu qui s’est fait homme par folie d’amour.

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L’immense, violente et passionnée vitalité de cette femme n’a cessé d’être un bondissement d’amour, un amour peu à peu non pas apaisé mais crucifié, et comme dilaté à l’infini en maternité spirituelle. Mère déjà, cette jeune fille révolutionnaire qui abritait de la police les étudiants pauvres de Yalta, apprenait à lire aux ouvriers de Petersbourg, épousait à dix-huit ans, par une impulsion démesurée, un intellectuel révolutionnaire pour le sauver de l’alcool et de la déchéance, et à qui Alexandre Blok, qu’elle aimait d’une déchirante pitié, demandait de passer chaque jour sous ses fenêtres en pensant à lui « comme une mère ». Peut-être seul son second mariage a-t-il été passion pure et désir de protection, au creux de la guerre civile. Mais bientôt sa maternité blessée par la mort de deux filles très aimées va reprendre le dessus et trouver tout son sens dans le second commandement de l’Evangile. « Je sens que la mort de mon enfant m’oblige à devenir une mère pour tous. » Plus tard, elle verra le prototype de cet amour dans celui de la mère de Dieu auprès de la croix : qui contemple dans le Crucifié à la fois son fils et son Dieu. De même, écrivait-elle, devons-nous déceler en tout homme à la fois l’image de Dieu et le fils qui nous est donné en « com-passion ». Le thème de sa dernière icône à Ravensbrück.

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« Mon sentiment pour tous est maternel ». Pour tous : les dockers de Marseille, les mineurs des mines de fer des Pyrénées, les fous, les drogués et les alcooliques qu’elle allait consoler la nuit dans les bouges, qu’elle amenait chez elle pour les bercer comme des enfants. Tous : les Juifs persécutés, marqués de l’étoile jaune, et ses compagnes de Ravensbrück. Combien lui semblait vaine, devant tant de détresse, l’opposition rebattue entre l’amour du prochain et l’amour du lointain, entre la charité concrète, rencontre de deux personnes, et l’action sociale méthodiquement organisée. Pour elle, il ne fallait pas opposer, mais additionner, mais multiplier. L’amour ne se divise pas. Elle qui voulait aimer chacun comme un fils savait organiser efficacement que ce soit l’Action orthodoxe, avec ses maisons d’accueil et de repos, son réseau d’amitiés, que ce soit le combat pacifique de la Résistance sociale, sous l’occupation, voire, dans les camps d’esclavage et de mort, ces humbles cercles d’études où les prisonnières, retrouvant le goût de la beauté et de la pensée gratuites se sentaient suprêmement libres.

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La Mère Marie prend place dans une grande tradition orthodoxe — celle de l’amour du prochain vécu, souffert jusqu’à la folie, jusqu’à la folie en Christ. On le sait, la tradition organisée, dans le monachisme orthodoxe, a pour nerf la contemplation solitaire qui consume l’homme dans la réalisation du premier commandement, de sorte qu’il devienne comme une colonne d’intercession qui relie la terre et le ciel, et que sa seule existence soit pour la société et l’univers une bénédiction secrète — parfois manifestée dans le ministère charismatique du «starets». Mais cette tradition est sans cesse menacée par l’orgueil et le dessèchement ascétiques, par l’idolâtrie des prouesses ou des états spirituels, par le mépris de la vie et de la nature. Elle risque aussi de s’installer dans la paix et l’équilibre d’un cénobitisme qui s’isole — en commun — à la fois de l’amour du monde et du combat spirituel, « plus dur que la bataille d’hommes ». C’est pourquoi Dieu lui-même ne cesse de mettre en question cette tradition, de l’éprouver, voire de l’humilier, en faisant surgir les témoins — simples ou géniaux, mais toujours créateurs de vie — d’un total amour du prochain. Les vies des Pères du désert montrent souvent le Christ lui-même envoyer les plus grands ascètes s’instruire auprès d’un ouvrier, d’une mère de famille, d’un brigand qui vivent hommes parmi les hommes mais savent — ou peut-être ont su une seule fois — aimer réellement leur prochain. Humilité, liberté, amour, spontanéité folle de l’amour dans le refus du pharisaïsme — c’est la « folie en Christ » qui, dans la Russie du XVIe siècle a souvent pris la dimension d’un prophétisme qui n’hésite pas à s’insérer, abruptement, dans la vie politique et sociale…

C’est bien dans cette tradition que se place consciemment la Mère Marie, comme le montrent les vies de saints qu’elle avait choisi de rédiger (1). Avec le peuple russe, elle préférait, selon la légende, saint Nicolas désembourbant la charrette d’un paysan au risque de manquer son rendez-vous avec Dieu, à saint Jean Cassien se hâtant, les yeux pieusement clos, vers ce rendez-vous. Car Dieu était dans le charretier. La Mère Marie aimait aussi raconter l’histoire de Sérapion, un moine de l’Egypte ancienne, qui, pour libérer un prisonnier pour dettes, n’avait pas hésité à vendre l’Evangile — son seul bien.

Elle a vécu la théologie de la rencontre et le 25è chapitre de l’Evangile selon Saint Matthieu avec autant de résolution simple qu’un Bonhoeffer, comme lui s’engageant dans l’histoire, dans la résistance organisée, résistance sociale qu’elle refusait de couper de la résistance, militaire. Mais elle reste fondamentalement «orthodoxe» par sa ferveur mystique, son amour pour le Crucifié-Ressuscité, son sens de la croix et de la croix de gloire comme point central de l’histoire, son ouverture au dynamisme de l’Esprit, mais aussi à sa souffrance, à son soupir, à ses gémissements ineffables, — enfin par sa rigueur ascétique : elle savait bien en effet qu’une authentique rencontre ne suffit pas, car le regard de l’amour désintéressé découvre dans le prochain non seulement l’image de Dieu, mais l’action caricaturale du diable, et qu’il faut donc, pour que la rencontre devienne sacrement du frère, le puissant exorcisme de l’Eglise, la lutte spirituelle la plus dure. C’est pourquoi l’ascèse de la rencontre dont elle esquisse les grandes lignes dans son étude sur Le Second Commandement de l’Evangile (dont nous publions dans ce numéro la première traduction française) constitue un apport important à la pensée chrétienne de notre époque.

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Ce destin récapitule et prophétise – au cœur de l’histoire spirituelle de l’Orthodoxie. Pobiédonotsev, le redoutable Procureur du Saint Synode dont elle fut, enfant, la pupille aimante et aimée, lui avait enseigné l’amour du prochain contre l’amour du lointain. Mais elle découvrit qu’il aimait l’homme contre l’humanité. Les révolutionnaires lui enseignèrent l’amour du lointain, mais la révolution lui montra qu’ils aimaient l’humanité contre l’homme. La Renaissance russe lui donna le goût du spirituel — même révolutionnaire, elle ne fut jamais matérialiste — mais c’était un spirituel exsangue, sans engagement de vie ni puissance de création sociale. C’est pourquoi, au-delà de nos peurs et de nos dissociations, la Mère Marie nous appelle, dans la diversité des charismes, à la totalité de l’amour qui n’oublie pas le conditionnement matériel et social de l’homme, mais qui n’oublie pas non plus que rien ne vaut qui ne fasse plus ressemblante l’image de Dieu en l’homme, dans la liberté et la communion. Il y a là, pour l’avenir de l’Orthodoxie en U.R.S.S. un témoignage prophétique : « Les prolétaires de tous les pays s’unissent autour de la table pascale » chante aujourd’hui une chanson populaire soviétique semi-clandestine. Et la Mère Marie, qui ne prêchait pas mais aimait, était devenue l’amie, à Ravensbrück, des déportées russes.

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Prophétique aussi, ce destin, pour les relations mystérieuses de l’Eglise et du peuple Juif. Pour la Mère Marie, le fait que des chrétiens acceptent volontairement de souffrir et de mourir pour les Juifs et avec eux hâtait le moment eschatologique où le vieil Israël reconnaîtrait son Messie dans le Crucifié. Son compagnon de service, le P. Dimitri Klépinine, lorsqu’un policier allemand l’interrogeait sur l’aide qu’il apportait aux Juifs, lui montrait la croix qu’il portait sur sa soutane en lui demandant doucement : «Connaissez-vous ce Juif là ?». Le P. Dimitri est mort à Dora, une dépendance de Buchenwald, le 11 février 1944. Leur ami commun, le Juif Fondaminsky, un des penseurs russes les plus intéressants de l’entre deux-guerres, demande le baptême au camp de Compiègne, mais refuse une évasion que sa maladie rendrait possible. Il veut partager le sort de son peuple. Il disparaît dans les camps de la mort — pratiquant en vrai Israélite, ce que la mystique juive — et le Notre Père — appellent « la sanctification du nom ».

C’était l’époque où le Patriarche de Constantinople demandait à tous les évêques qui, dans l’Europe occupée par les Allemands, se trouvaient sous sa juridiction, de faire l’impossible, pour sauver les Juifs.

« Les chrétiens s’interposent entre le Christ et les Juifs, dissimulant à ceux-ci l’image authentique du Sauveur », avait écrit quelques années auparavant un des amis et des maîtres de lai Mère Marie, Nicolas Berdiaev. La Mère Marie et ses amis ont été de ces chrétiens de toutes confessions qui, au temps du grand massacre, ont commencé — par un service désintéressé — à révéler aux Juifs le vrai visage de Jésus.

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La vie et la mort de la Mère Marie prophétisent aussi pour nous, orthodoxes en Occident, pour notre jeunesse lasse des formes, qui souhaite l’amour et le risque et ne sait plus où trouver Dieu : Dieu est au centre, il est au cœur des êtres et des choses, dans la densité même de la matière, dans la souffrance et la création partagées, nous dit la Mère Marie, significativement éveillée par Tagore, dès 1915, à la puissance souveraine du Second Commandement. L’Eglise n’est rien d’autre que le monde en voie de déification, le monde dont l’Eglise fait non plus un tombeau mais une matrice (2). Ce qui exige la contemplation, mais une contemplation créatrice, l’amour, mais un amour actif, la compassion personnelle la plus déchirante, mais aussi la réinvention de la vie, pour donner aux hommes non seulement le pain mais la beauté, le risque et la fête. N’oublions pas que la Mère Marie savait créer ces lieux privilégiés où la vie circule et s’embrase, qu’elle les embellissait d’icônes et de tapisseries, qu’elle écrivait sans cesse des poèmes — et aussi de véritables « mystères » qui attendent d’être joués. Non pas activiste — mais poète de la vie : là se réalise cette « sainteté qui aurait du génie », que souhaitait sa contemporaine dont le destin (encore qu’il soit loin d’avoir connu la même plénitude) n’est pas sans analogie avec le sien, une juive éprise du Christ, de la justice, de la pauvreté et de la beauté, Simone Weil.

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Le destin de la Mère Marie souligne l’extraordinaire diversité de l’Orthodoxie contemporaine. Il pose aussi un très réel problème — pour aujourd’hui et pour demain — à l’Eglise orthodoxe : celui de nouvelles formes de vie monastique où le Second Commandement de l’Evangile occuperait la place centrale. La Mère Marie a voulu devenir moniale non pour assumer la tradition monastique érémitique ou cénobitique (encore moins celle-ci que celle-là) mais pour manifester son engagement sans retour. Pour se vouer. Inévitablement, elle s’est trouvée en contradiction avec les attitudes traditionnelles.

Ce qu’elle souhaitait, n’est-ce pas à nous de le réaliser ? Lorsque le métropolite Euloge reçut sa profession monastique, il lui donna pour séjour ascétique « le désert des cœurs humains ». Ce que, depuis, le christianisme occidental a cherché dans de petites fraternités de contemplation et de service, c’est un peu cela qu’eût souhaité la Mère Marie, avec plus de véhémence, plus de force créatrice, un sens plus aigu, presque anarchique, de la liberté dans le Saint Esprit. N’y a-t-il pas là un appel, aujourd’hui, pour les jeunes orthodoxes ? Et certes, il n’est plus temps d’opposer. A côté de la tradition des grands «silencieux», et nourrie d’elle — source plus que jamais nécessaire —, n’avons-nous pas besoin de grands créateurs d’amour, de grands créateurs de vie pour labourer et féconder « le désert des cœurs ».

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Un dernier mot : lui aussi, contre les hagiographes. Si nous aimons, si nous vénérons la Mère Marie, ce n’est pas malgré son désordre, ses étrangetés, ses passions. Mais à cause d’eux — qui la font, parmi tant de morts pieux, tant de morts suaves, vivante. Laide et sale, et forte, dense, drue, — vivante.  Ses passions, sa passion.

Olivier Clément
1. cf. Elisabeth Skobtsov, La Moisson de l’Esprit, Paris 1927 (2 vol.) (en russe).
2. L’image est longuement développée par la Mère Marie dans son étude : « La naissance dans la mort », publiée dans le recueil intitulé Mère Marie, Paris 1927 (en russe), pp. 123-134.

Sommaire

Liminaire : Dans le désert des cœurs
[p. 170-177]
Olivier Clément

Pour le 20e anniversaire de la mort de Mère Marie Skobtzoff
[p. 178-193]
Elisabeth Behr-Sigel

Textes de Mère Marie :
I. Le Second Commandement de l’Evangile
[p. 194-212]
II. Les Soldats
[p. 213-219]
III. Poèmes
[p. 220-226]
IV. Le Jour du Saint-Esprit : Troisième partie
[p. 227-232]

Actualité de Kierkegaard
[p. 233-238]
Paul Evdokimov

Le Dieu souffrant
[p. 239-254]
Archimandrite Lev Gillet

Bibliographie
• Résistance et soumission – Dietrich Bonhoeffer
[p. 255-258]
• Le prix de la grâce – Dietrich Bonhoeffer
[p. 258-260]
• One of Great Price: The Life of Mother Maria Skobtsova, Martyr  of Ravensbrück – R.P. Serge Hackel
[p. 260-261]
• Paroisse et Mission n° 22 : La réforme liturgique dans une perspective catholique
[p. 261-264]

Illustration
Portrait de Mère Marie
[p. 169]