Contacts, n° 52

N° 52 – 4e trim. 1965

Liminaire

« Celui qui sait se conquérir lui-même… »

Ces derniers mois, nous avons beaucoup entendu parler des rapports de l’Eglise et du monde. Notre société, éprise de progrès, d’efficacité, ne cesse de demander au chrétien à quoi il sert. D’emblée, je voudrais raconter un de ces récits qui appartiennent à la « légende dorée » de la Dispersion russe. Ce n’est pas son authenticité qui m’intéresse, mais sa signification.

Cela se passait, nous dit-on, en Russie, dans les années 20 de ce siècle. C’était pendant une réunion de propagande antireligieuse, et longuement le conférencier avait démontré l’échec du christianisme, son impuissance, tout ce que nous avons l’habitude d’entendre dire, tout ce que nous avons l’habitude de nous dire. Puis, comme, dans ce temps-là, la propagande religieuse était permise, il demanda s’il y avait dans la salle un contradicteur. Il lui donnait quelques minutes. Un homme s’est levé, il est monté à la tribune, il les regarde bien tous et, comme dans la nuit de Pâques, crie de toute sa foi : « Christ est ressuscité ! ». Et la foule, comme dans la nuit de Pâques, de répondre : « En vérité, Il est ressuscité ! »

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Parce que le Christ est ressuscité, il ne peut y avoir d’échec, d’impuissance du christianisme. Parce que le Christ est ressuscité, seul le chrétien peut bâtir sur le roc — sur ce roc qu’est le Ressuscité. Bâtir au-delà de la mort, dans l’universelle résurrection, bâtir le royaume de Dieu qui sera aussi le royaume des hommes et la transfiguration de la terre, jusqu’au dernier grain de poussière.

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Malgré le culte de la jeunesse et du bonheur que célèbrent nos contemporains, nous savons qu’il y a de la mort et de l’enfer dans l’homme et entre les hommes. Et, malgré tous les tranquillisants, nous le saurons de plus en plus au fur et à mesure que l’humanité émergera de sa pénurie millénaire pour obtenir plus de bien-être, plus de loisir, voire plus de culture.

Et certes il faut améliorer, prolonger, embellir cette vie, mais nous ne pouvons l’ignorer : toute entière elle sombre. Et même si la science nous donne une longévité incroyable, une pseudo-immortalité mécanique, qu’importe, si la mort et l’enfer sont toujours dans l’homme et parmi les hommes !

Vivre, c’est découvrir l’angoisse de l’amour impossible — puisque la mort toujours le corrompt ou l’interrompt. Vivre, simultanément, c’est s’émerveiller qu’une chose existe, qu’un visage parfois soit transparent. Et l’angoisse et l’émerveillement font monter en nous la nostalgie d’une éternité véritable, une éternité qui serait l’humilité grave de notre terre et de nos amitiés, mais libérée de la mort et de l’enfer, mais plongée dans la plénitude. Plongée en Dieu.

C’est pourquoi la seule nouvelle qui soit vraiment pour l’homme bonne nouvelle, c’est le message des apôtres transmis par l’Eglise : « Christ est ressuscité ! »

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Il est ressuscité et il nous ressuscite. C’est notre vie entière, et tout l’univers qu’il porte vers le Père, et nous pouvons enfin tenter d’aimer, tenter de vivre, la mort n’est plus devant nous mais derrière nous.

Certes, elle subsiste. Dieu ne s’impose pas. Il nous offre la vie, sa vie même, dans les mystères de l’Eglise, mais il l’offre à notre foi : « Que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme assoiffé reçoive l’eau de la vie gratuitement. »

C’est cela l’Eglise, cette présence voilée, au-delà de toutes tes scories du pharisaïsme ou de l’activisme, cette présence voilée, dans l’Esprit Saint, du Christ glorifié qui siège à la droite du Père mais ne nous laisse pas orphelins. Le ciel ne s’est pas refermé, le Ressuscité ne cesse de venir à nous, il rassemble son peuple dans l’eucharistie, il en fait son corps, il lui communique sa victoire. Par le baptême nous réalisons le grand exode à travers l’enfer, à travers la mort, pour participer déjà à la vie du Ressuscité, c’est-à-dire, dès ici-bas, à la vie éternelle.

Et bien sûr, nous portons ce trésor dans des vases d’argile, nous sommes toujours précaires et misérables, mais pour nous la mort — la mort quotidienne — a changé de sens. Notre misère, si nous l’offrons au Christ, et parce qu’il l’a vécue toute entière, peut devenir le réceptacle de sa lumière. Quand tu tombes, si tu cries de toute la confiance, tu ne tombes plus dans le néant, mais dans les bras de celui qui, sur la croix, les a ouverts à tous, à jamais.

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C’est pourquoi nous sommes appelés à manifester personnellement cette présence, cette victoire, à les manifester humblement, dès aujourd’hui, pour préparer, pour hâter leur manifestation glorieuse, définitive.

« Quelles ne doivent pas être votre sainteté et votre prière pour hâter le Jour du Seigneur ». La sanctification, c’est cette « descente » dans l’humilité et dans l’amour, jusqu’à ne plus rien avoir, jusqu’à ne plus être que pauvreté totale, ouverture à toute vie, par là-même transparence à la grâce qui déifie.

Ainsi, et ainsi seulement, — la joie. Elle s’enracine dans l’adoration et déborde en folie d’amour. Elle lutte à longueur de vie contre la sottise et la haine, mais n’espère jamais de durable victoire temporelle car le royaume qu’elle construit est la blanche Jérusalem qui se dévoilera au retour du Christ. Elle sait que les voies de Dieu ne sont pas les nôtres et que l’essentiel n’est pas de réussir selon les mesures de la terre, mais de devenir un « homme ressuscité », qui déchiffre tout à la lumière de la « croix vivifiante » et « console le Consolateur ». Paradoxale joie à travers les larmes du cœur brisé. Par l’ascèse de dépouillement et d’unification, par l’angoisse féconde qui transforme la «mémoire de la mort» en «mémoire de Dieu», par le service désintéressé des êtres et des choses, par la folie de l’amour, Dieu brise la pierre de notre cœur et nous donne un cœur de chair, un cœur vivant et vrai, sans duplicité, un cœur de joie. L’essentiel, pour témoigner de la Réssurection, c’est la gratuité de notre adoration et de notre joie. Car au-delà des constructions et des prétentions de l’histoire, au-delà du bonheur rongé par la discontinuité et l’ennui, l’homme, parce qu’il est une personne créée à l’image de Dieu, ne peut en définitive se rassasier que de Dieu. Seuls les hommes ivres de Dieu ont fait, « par surcroît », œuvre durable dans l’histoire. Seul celui qui transcende l’histoire y fait œuvre durable, car il la féconde d’éternité.

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Seul celui qui prie…

Massivement, l’humanité contemporaine ne prie plus, et c’est pourquoi elle s’asphyxie. Prier, en effet, c’est ne plus être emprisonné dans un en-deçà dépourvu de sens, c’est émerger dans l’infini comme émerge l’homme qui se noie, — prendre souffle à la surface des eaux sanglantes ou opaques de l’histoire pour respirer l’Esprit de vie. Etre chrétien, c’est comprendre la puissance de l’invisible, l’unité sécrète de tous et de tout, c’est découvrir la portée des armes spirituelles dont la première est la prière, prière liturgique sans doute, mais vigoureusement intériorisée par la prière personnelle. Les hommes de vraie prière et de sobre amour sont les maîtres réels de l’histoire. La Parousie mettra à nu l’efficacité de la prière, prière de l’Eglise dans son intériorité « johannique », prière de tous ceux que le monde croit « inefficaces », balbutiements des petits, des abandonnés, des malades, des pécheurs humbles et pénitents, prière pure des ascètes de la transparence, gémissement secret des génies ivres de liberté, de justice ou de beauté mais englués dans l’opacité de « ce monde » comme les esclaves magnifiques et  inachevés de Michel-Ange. Alors on comprendra tout ce que cette prière aura accompli, tout ce qu’elle aura préservé qui sans elle se serait abîmé dans le chaos, tout ce qui dans l’œuvre commune de l’humanité aura été rendu possible, rendu fécond, par la prière inapparente, par la louange secrète — par la grande eucharistie de l’humilité, du génie, de la sainteté.

« Trouve la paix intérieure et des multitudes se sauveront à tes côtés. » Trouve la paix intérieure et la culture, l’histoire se sauveront à tes côtés. Et peut-être la paix dérisoire de l’atome, si, par ta seule action de présence, tu l’imprègnes d’une toute autre paix. Et comment la trouver, cette paix qui préserve, sauve, libère, sinon en nous réfugiant par la prière dans la victoire de Celui qui nous a dit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix non comme le monde la donne. » Et si tu es trop fatigué pour prier, offre ta fatigue même, et si tu ne peux pas prier, offre ton incapacité, ce soupir d’asphyxie qui jaillit de toi quand tu es seul, perdu, comme au pied d’un mur énorme, sans issue. Mais que soient bénis ceux qui entendent l’appel du désert, pour devenir les pures colonnes de prière qui portent secrètement le monde.

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L’histoire est le long hiver qui précède le printemps éternel du Royaume. Les hommes vont et viennent sur la terre morte et glacée, ils se font, pour survivre, des maisons de glace, ils ne savent pas.

Mais le chrétien est celui qui sait qu’au temps de la plus longue nuit, Dieu lui-même est descendu dans la profondeur de la terre ; il sait qu’un germe de feu brûle depuis dans la terre durcie et se multiplie dans les saints; il sait que vient le printemps définitif, la Pâque de l’éternité. Lui aussi qu’il devienne graine de feu dans la chair de la terre, dans la nuit de l’histoire. Il sait que le monde autour de lui, ce clair et dur « palais de cristal », est en réalité tout autre. Il entrevoit les germes de feu qui brûlent dans la terre, dans l’histoire, qui se rencontrent et forment déjà les constellations de la Jérusalem céleste, il sait que ce monde est l’objet d’une métamorphose glorieuse qui, sous l’écorce glacée, à travers la prière et l’amour et la création de beauté, élabore le monde vrai, définitif, qui sera la sainte humanité, la sainte chair de notre Dieu.

Porter en soi cette certitude comme un silence qui rayonne, rester en contact, par la prière, à travers les tâches quotidiennes, avec l’action du Crucifié-Glorifié qui, par toutes nos croix, fait secrètement progresser sa gloire, prier de tout son émerveillement et de toute son angoisse — c’est cela, peut-être, collaborer à l’abolition définitive de la mort et à la transfiguration de l’univers, c’est cela, peut-être, vivre sans retour la demande du Notre Père :
« Que ton règne vienne. »

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Et la civilisation, me direz-vous ? Ne l’avez-vous pas oubliée ? Je me bornerai à citer un écrivain qui participa à l’aventure de la technique et dont toute l’œuvre n’est qu’une longue méditation sur les problèmes de la « terre des hommes » : « Une civilisation se fonde d’abord dans la substance. Elle est d’abord dans l’homme, désir aveugle d’une certaine chaleur. L’homme ensuite, d’erreur en erreur, trouve le chemin qui conduit au feu. » Susciter des « hommes de désir » — tel est le vrai rôle de l’Eglise.

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Au-delà des nécessaires et précaires médiations (iconographiques, si l’on veut) de la civilisation, le feu ne brûlera que si certains s’y jettent tout droit, monos pros monon. Lorsque le pape Paul VI se rendit à l’O.N.U., le secrétaire général de cette institution, un bouddhiste, lui remit un vieux bol birman sur lequel sont gravés ces mots: « Celui qui sait se conquérir lui-même est le plus grand des conquérants. »  S’il se jette au Feu.

Olivier Clément

Sommaire

Liminaire
« Celui qui sait se conquérir lui-même… »
[p. 265-271]
Olivier Clément

La vocation monastique
[p. 272-289]
Panayotis Nellas

Theoktistos
[p. 290-301]
Irina Gorainoff

De la création en théologie. Essai sur une hypothèse de Karl Rahner
[p. 302-326]
Alain Gouhier

Chronique
• Pèlerinage de la Jeunesse Orthodoxe à Jérusalem et  Conférence de Syndesmos à Broumana
[p. 327-334]
Elisabeth Behr-Sigel

Tables du Tome XVII (Année 1965)
[p. 335-336]