N° 53 – 1er trim. 1966
Liminaire
La formation en Europe occidentale d’un archevêché qui, à partir d’une réalité locale et multinationale, se définit simplement comme « orthodoxe », si elle est loin de surmonter, dans l’immédiat, les difficultés canoniques et psychologiques, pose en profondeur à l’ensemble de notre Eglise une question à laquelle elle ne saurait indéfiniment se dérober. Cette question, celle du sens même de la Diaspora, notre revue a toujours tenté, à sa mesure, qui est petite, de lui répondre. Pour nous, l’occasion mérite qu’on le rappelle, la Dispersion est la chance de l’Orthodoxie. Dans la Dispersion, l’Orthodoxie est appelée à dépasser ses limitations historiques pour prendre conscience de son expérience la plus centrale, prégnante de renouveau et d’universalité, et la partager sans arrière-pensée pour « la prospérité des saintes églises de Dieu et l’union de tous ». Au-delà des nostalgies de l’ailleurs et de l’autrefois, l’exil géographique peut se transformer en exil spirituel, celui du Peuple de Dieu en exode vers la Jérusalem nouvelle, voire celui de la Gloire divine exilée par notre péché dans la création déchue et dont seule la sainteté, actualisant l’eucharistie, peut rétablir, entre terre et ciel, la grande unité sacerdotale.
Cet exil, pourtant, nous ne devons pas l’oublier, se déroule non parmi les gentils, mais parmi des peuples chrétiens (avec toutes les nuances que mérite cette expression dans nos sociétés sécularisées). Il importe donc que les orthodoxes, sans renoncer à la tension eschatologique de l’exil ni à la continuité indispensable avec l’Orthodoxie historique, « orientale » depuis près de mille ans (avec toutes les nuances qu’il faudrait aussi apporter à ce qualificatif, Byzance, comme la Russie, constituant plutôt un « Orient-Occident »), cessent de se sentir des étrangers en France et sachent déceler, dans le sous-sol spirituel de notre pays, les vigoureuses racines de l’Eglise indivise. Les orthodoxes par conséquent ne doivent apparaître ici ni comme des étrangers, ni comme des conquérants, mais comme des témoins de l’unité, celle qui ne se fabrique pas par des compromis, ne se suppose pas par des lyrismes, mais se révèle à la profondeur. Il serait absurde d’opposer à l’uniatisme catholique en Orient une sorte d’uniatisme orthodoxe en Occident. Il le serait autant de juxtaposer aux nationalismes religieux, qui ont fait tant de mal à l’Orthodoxie, un nationalisme français, au reste opposé à la plus haute vocation de la France. Notre présence ici doit rester diaspora — et dans diaspora il y a spore, c’est-à-dire semence, nous écrit un correspondant. Présence désintéressée et sacrificielle, au service de l’unité, dans cette attitude que Nikos Nissiotis qualifiait de martyria œcuménique.
Pour répondre à cette vocation, il faut d’abord que nous existions, humblement mais avec réalisme. C’est-à-dire que nous ouvrions l’avenir à notre jeunesse, à tous ceux qui, après une stricte épreuve, souhaitent partager directement notre expérience. Le temps du principe cujus regio, ejus religio est bien fini, et il faut s’en réjouir : car une société pluraliste, comme le constate le schéma XIII, « exige une adhésion de plus en plus personnelle et active à la foi ».
Pourtant, plusieurs signes montrent, non sans humour parfois — l’humour de Dieu — que l’Orthodoxie ne peut être en Occident, comme nous l’écrit un autre correspondant, qu’ « une confession servante de l’unité des autres ».
Dans la région parisienne, nos évêques n’ont titres que de banlieues rouges ou de quartiers bourgeois, et donc ne prétendent pas s’ériger en concurrents de la hiérarchie catholique. Et la juridiction qui vient de se proclamer orthodoxe sans autre est justement celle qui n’a jamais eu d’intentions systématiquement « missionnaires »; lesquelles impliquent un sens aigu de l’universalité mais vont rarement sans la tentation de schématiser les positions de l’autre, pour mieux les disqualifier.
Témoin de l’Eglise indivise, l’Orthodoxie ne saurait intérieurement devenir, en Europe occidentale, une simple « dénomination » dans le puzzle d’une société pluraliste. Encore plus doit-elle refuser tout ce qui pourrait la faire ressembler, si peu que ce soit, à une secte. Il lui appartient d’être un ferment, et d’inventer peu à peu les formés d’une action de présence qui pose dans la paix, par le rayonnement discret de la liturgie, de la prière, d’une théologie prophétique et contemplative, l’indispensable « question de vérité ».
Sommaire
Liminaire
Pour un style de la Dispersion
[p. 1-3]
L’unité trine
[p. 4-23]
Paul Florensky
La question de l’art sacré
[p. 24-36]
Léonide Ouspensky
Purification par l’athéisme
[p. 37-65]
Olivier Clément
Chronique
• Les événements de la diaspora
[p. 66-71]
Constantin Andronikof
Document
• Lettre de Sa Sainteté Mgr Athénagore
[p. 72]
• Déclaration de Son Eminence Mgr Antoine
[p. 73-76]
Bibliographie
• La foi orthodoxe – Saint Jean Damascène
[p. 77]
• L’Evangile au désert – Placide Deseille
[p. 77-78]
• En lisant Saint Marc – Pasteur Grosjean
[p. 78]