Contacts, n° 57

N° 57 – 1er trim. 1967
(rupture de stock)

Liminaire

L’Église et le monde

A travers les textes qui suivent et qui marient le témoignage de la Dispersion et celui, si remarquable, de la jeune théologie grecque, on pressentira l’élaboration proprement orthodoxe d’une anthropologie et d’une cosmologie ecclésiales, nourries de la sève paulinienne et patristique, palamite aussi, mais animées, — comme déjà dans la philosophie religieuse russe — par les exigences créatrices, unifiantes de notre époque. Dans cette vision, le monde créé par Dieu dans son Verbe et secrètement recréé par le Verbe fait chair, potentiellement transfiguré en lui, est le seul réel. Il n’y a pas de domaine spécifiquement « naturel » auquel la grâce s’ajouterait, avec lequel l’Eglise « dialoguerait » comme une société dialogue avec une autre (mais le chrétien, lui, ne peut être qu’un homme de dialogue puisqu’il est par définition un homme de communion). L’énergie divine — dans l’ordre «logique» du Logos l’élan vivifiant du Pneuma — est à la racine même de l’être créé, et l’homme en Christ, l’homme eucharistique, devient le sourcier de cette énergie, l’accoucheur (pour parler comme saint Paul) qui fait surgir de la charogne le Buisson ardent. L’univers tout entier doit devenir en nous, à la mesure de notre communion ecclésiale, de notre sacrifice (au sens liturgique du mot), de notre libre création dans le Saint Esprit, ce qu’il est déjà dans le Christ, — nouveau ciel et terre nouvelle. Son opacité soi-disant naturelle est en réalité contre-nature, c’est la manifestation de notre propre aveuglement à la lumière du Ressuscité. La désintégration qui menace les âmes et la matière même ne fait qu’exprimer le refus, dans notre existence personnelle et ecclésiale, de la réintégration eucharistique. Dans cette perspective, en effet — celle de la Croix de Lumière qui ouvre la Parousie — le profane et le sacré n’existent pas d’une manière statique. Il y a seulement, au cours d’un permanent combat apocalyptique, du profané et du sanctifiant. Dans toute l’«œuvre commune» des hommes (nomme disait Fedorov), dans l’art, la science, la technique, l’organisation de la cité, le chrétien doit rendre secrètement présente la liturgie cosmique de l’Eglise. Ainsi, dans la Roumanie socialiste, le Patriarche a invité ses moines à participer eux aussi à la transformation de la nature qu’exulte le régime, mais dans une perspective de transfiguration, dans une prière pour les bourreaux qui ne savent pas ou ne veulent pas prier. Mettre en toute chose, en toute entreprise humaine la respiration de la prière, c’est la libérer de son immanence pour rouvrir à la gloire de Celui qui vient. Et quand l’immanence, devient consciemment idolâtre, totalitaire,  le martyre  — inséparable de la prière pour les bourreaux — ouvre quand même l’histoire à la Parousie.

Ainsi l’Eglise est dans le monde comme un sel, comme un levain d’éternité : pour la « trinitarisation » de la société (elle est la société en voie de « trinitarisation »), pour la transfiguration de l’univers (elle est l’univers en voie de transfiguration). Le monde, la terre, ne sont plus étrangers à l’Eglise : ils sont en elle, — elle est leur modalité éternelle, terre céleste et ciel terrestre, pour paraphraser et élargir de vieilles désignations de la vie monastique en martyre « blanc ». « Soyez fidèles à la terre » disait — contre le christianisme, croyait-il — Zarathoustra. Mais il ne savait pas qu’au même moment, ou presque, le starets Zossima avait dit : « Embrassez la terre », et son disciple Àliocha « conclut avec la terre notre mère, une éternelle alliance », la nuit où il vit en de nouvelles noces à Cana, son starets boire avec le Ressuscité, au banquet, de l’Eglise, « le vin de la nouvelle et grande jubilation ». Comment aimer la terre jusqu’au bout, sinon jusqu’au ciel? Comment aimer le ciel jusqu’au bout, sinon jusqu’à la terre? Car dans le Saint Esprit et par l’eucharistie, nous comprenons qu’il y a un seul mystère, celui du Christ, celui de la divino-humunité. Tant que la terre ne devient pas céleste, elle reste la vieille terre, païenne, bourgeoise, simiesque. Tant que le ciel ne se fait pas terrestre, il reste le vieux ciel luciférien ou manichéen, orgueilleux de sa pureté. Or, le Verbe s’est fait chair, le Christ est ressuscité, la Pentecôte est inaugurée, il y a déjà un nouveau ciel et une nouvelle terre, un ciel devenu visage, une terre ressuscitée, cachés en Dieu, mais offerts dans l’Eglise, dans ses mystères, dans l’Eglise «Sacrement du Christ». Et nous devons tout éprouver, tout transformer eucharistiquement dans l’esprit donateur de vie.

Car toutes les dichotomies sont vaines, sauf celle-là — celle de la mort et du Saint-Esprit.

Or « c’est par la mort qu’il a vaincu la mort ». Levain de transfiguration, l’Eglise ne peut être dans ce monde soumis à la mort par l’exaltation luciférienne de son autonomie qu’un « signe de contradiction ». Elle appelle le monde devenu ce monde (« anontologiquement » pourrait-on dire — c’est la « vanité » dont parle saint Paul) à mourir à sa propre mort, à son illusoire autonomie, pour trouver en Christ la liberté vers laquelle il aspire — celle des enfants de Dieu libérés des déterminismes engendrés par leur crime refroidi — car nous avons tué Dieu ! — pour découvrir que leurs racines sont dans le ciel : Notre Père qui es aux cieux ! Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. Le Christ a été crucifié ! L’Eglise doit sans cesse — par le martyre, l’amour sacrificiel, la métamorphose ascétique — « devenir elle-même la victime du sacrifice qu’elle offre pour le monde. »

Entre la création de justice, de vie, de beauté qui ne sera service de l’homme total que si elle manifeste, implicitement ou non, la divino-humanité par la gratuité de la louange —, et le martyre où le témoin, réduit à ses racines célestes, renouvelle la terre de son sang, l’Eglise prépare la seule révolution fondamentale dont toutes les autres ne sont que des caricatures lyriques ou bien, au service de la vie, de patientes ébauches, —, la Révolution de la Parousie.

Olivier Clément
Nous regrettons que des impératifs purement matériels nous aient contraints d’imprimer en petits caractères les comptes rendus du Congrès de Thessalonique. Que le lecteur ne se laisse pas rebuter. Il trouvera la plus riche matière dans ces textes où s’inscrit un authentique renouveau théologique.

Sommaire

Liminaire : L’Eglise et le monde
[p. 1-3]
Olivier Clément

Méditation sur Isaïe 65 : 15,25
[p. 4-9]
Elios Morcos

La culture à la lumière de l’Orthodoxie
[p.10-34]
Paul Evdokimov

Réflexions sur le sens de la solidarité de l’Eglise avec le monde
[p. 35-47]
Nikos Nissiotis

Le cosmonaute naïf
[p.48-65]
Constantin Andronikof

Chronique
• Une rencontre en Grèce sur le problème « L’Eglise orthodoxe et le monde »
[p. 66-68]
– Dieu et Histoire
[p. 69-74]
Professeur Savvas Agouridis
– Eglise et Histoire
[p. 74-75]
Démètre Stathopoulos
– Le monde en tant que création, et la révolte de   l’Humanisme autonome
[p. 75-78]
Constantin Grégoriadis
– Les changements historiques de notre époque et leur   Interprétation et valorisation théologiques
[p. 78-81]
Jacques Mainas
– La « Théosis » comme commencement et fin du monde
[p. 81-83]
Christos Yannaras
– La vision eucharistique du monde et l’homme contemporain
[p. 83-92]
Jean Zizioulas
• Création d’un comité épiscopal permanent en France (S.OE.P.I.)
[p. 92]

Bibliographie
• Le visage de Lumière  – Un moine de l’Eglise d’Orient
[p. 93]
• La Spiritualité Orthodoxe et la Spiritualité Protestante et Anglicane – Louis Bouyer
[p. 93-96]
• Premiers Chrétiens de Russie – Jean Zizioulas
[p. 96]