N° 88 – 4e trim. 1974
(rupture de stock)
Liminaire
Pour l’essentiel, ce numéro est consacré à diverses approches de la théologie de l’icône, soit en général, soit à partir d’un exemple précis, celui de la Trinité d’André Roublev.
Dans un texte bref mais suggestif, Charles-Henri de Blavette évoque le thème du visage dans l’œuvre de Nicolas Berdiaeff. Visage, déchirure dans le tissu du monde « objectivé », possibilité de l’icône comme avènement de la personne : le thème ne cessera de revenir dans les études qui suivent ; Berdiaeff l’évoque à sa manière, intuitive, poignante, discontinue. Nicolas Berdiaeff naissait il y a juste un siècle cette année. C’est un événement sur lequel nous reviendrons.
Avec l’étude magistrale de Christos Yannaras : L’Icône, expression sémantique du langage non-conventionnel, un pas important est fait pour approfondir la théologie de l’icône à la rencontre de la quête contemporaine de l’Occident. Le néo-positivisme linguistique nous enferme dans la condition déchue où le lien du signifiant et du signifié semble arbitraire ; la phénoménologie, et surtout Heidegger, étudient presque exclusivement la différence entre l’Etre et les étants ; ils ne répondent pas à la question du mode de l’Etre. Christos Yannaras montre ici toute la fécondité des distinctions établies par la théologie orthodoxe outre l’essence et les personnes d’une part, l’essence et les énergies — énergies toujours personnelles, « enhypostasiées » — de l’autre. La personne apparaît comme l’horizon où se révèlent les êtres, comme le mode d’existence de l’Etre. La vérité s’identifie à la réalisation de la communion personnelle dont l’icône constitue la sémantique. L’Eglise orthodoxe a ainsi élaboré un langage non de concepts mais de beauté : beauté inséparable de l’amour, de la révélation de la personne et d’abord celle du Seigneur. Langage de la beauté — « philocalique » ! —, langage de la personne : on en mesure l’actualité dans la crise actuelle…
L’étude, au vrai une esquisse inachevée que le grand philosophe religieux Paul Florensky (1882-1943) a consacrée à l’icône, est ici traduite pour la première fois dans une langue occidentale. Florensky pousse à l’extrême l’interprétation, plus « supra-figurative » que « trans-figurative », qui domine dans la pensée russe, au point que la densité propre, et proprement christique, de l’humain et du terrestre, semble parfois s’évaporer, alors qu’elle est si forte dans le grand art byzantin et toute l’iconographie de l’Europe du Sud-Est. Mais les réflexions de Florensky : sur le visage, une fois encore, sur la présence réelle de la personne représentée par l’icône, ou plutôt à travers cette « fenêtre » qu’est l’icône, sur le sens des règles proposées par l’Eglise aux iconographes, la signification spirituelle des procédés et matériaux iconographiques, le corps et le vêtement comme expression de la personne, l’or comme symbolisation de la lumière incréée, toutes ces réflexions sont, c’est le cas de le dire, éblouissantes… On pourrait trouver l’ébauche d’un structuralisme orthodoxe, analogue, mais dans une toute autre perspective, à celui d’un Foucault, dans les paragraphes où Florensky montre l’intime corrélation qui, dans la culture occidentale, unit la peinture à l’huile et la musique de l’orque, comme dans les pages où il esquisse l’histoire de la spiritualité russe du 16e au 19e siècles à partir de la manière de représenter les plis des vêtements sur les icônes.
Les deux études suivantes sont consacrées à l’Icône de la « Trinité » de Roublev. Georges Drobot étudie avec rigueur comment la tradition iconographique conçoit la possibilité, ou l’impossibilité, de représenter chacune des personnes divines ; on le voit bien, en définitive, le mystère de l’icône est mystère du Christ, même lorsqu’il s’agit de l’Ancien des Jours : « Celui qui m’a vu a vu le Père ». Georges Drobot récuse les tentatives contemporaines de déchiffrer à tout prix l’icône célèbre de Roublev en identifiant chacun des anges à telle Personne divine. Le but de cette icône, nous dit-il, est de nous faire contempler, autant qu’il est possible par l’art humain, le mystère même du Dieu un et trine.
C’est bien ce que montre Alain Riou dans son admirable étude sur la même icône, « coupe de la Philanthropie ». Une icône se contemple comme l’évidence ultime : on ne la décortique pas, sous peine de tomber dans un décryptage allégorisant. Spécialiste de saint Maxime, Alain Riou cherche dans l’œuvre de celui- ci, qu’il cite longuement, les fondements d’une « théologie comme icône » et c’est le mystère de l’union hypostatique. Abraham, en accomplissant par son hospitalité le mystère de la « consubstantialité » humaine, accueille déjà, en parabole, celui de la « consubstantialité » divine. Ce n’est pas seulement ici la controverse sur l’Identité hypostatique des trois anges, qui est désamorcée, mais aussi l’opposition entre l’interprétation christologique et l’interprétation trinitaire de la célèbre « philoxénie ». Qu’Abraham ait reçu le Christ ou la Trinité, c’est la même chose, puisque le Christ réalise en Lui la transparence proprement iconique des deux consubstantialités. L’évocation finale du film de Tarkovsky montre que l’Unique Mystère ne cesse de féconder l’histoire humaine.
Dans L’Icône, expression de la réalité spirituelle, un jeune moine qui, selon la meilleure tradition iconographique, entend garder un quasi anonymat, étudie la signification spirituelle de la technique de l’icône, ébauche l’image traditionnelle du biographos — tel est le nom que l’hellénisme chrétien donne à l’iconographe — et termine sur une brève « théologie de la présence » qui récapitule les thèmes fondamentaux de ce numéro.
Suivent, dans la même perspective devenue déchiffrement liturgique du quotidien, quelques poèmes de Stéphane Charalambidis.
Sommaire
Liminaire
[p. 289-291]
Le mystère du visage chez Nicolas Berdiaeff
[p. 292-294]
Charles-Henri de Blavette
L’icône, expression sémantique du langage non conventionnel
[p. 295-308]
Christos Yannaras
L’icône
[p. 309-331]
Père Paul Florensky
L’icône de la Trinité de Roublev
[p. 332-337]
Georges Drobot
L’icône de la Trinité : la coupe de la Philanthropie
[p. 338-348]
Alain Riou
L’icône, expression de la réalité spirituelle
[p. 349-355]
Frère Jacques
Poèmes
[p. 356-358]
Stéphane Charalambidis
Chronique
• Retraite de la Fraternité de la région parisienne
[p. 359]
Notes de lecture
• Psautier chrétien – La Pierre qui vire
[p. 360-361]
• L’Esprit de Soljénitsyne – Olivier Clément
[p. 361-368]
• La prière de Jésus – Père Lev Gillet
[p. 368-370]
• L’Echelle de Jacob – Placide Deseille
[p. 371-372]
• Voyage spirituel – Métropolite Antoine
[p. 373]
Divers
– Dossiers catéchétiques audio-visuels
[p. 374]
– Chaire d’œcuménisme (Faculté de Lyon)
[p. 374]
Table des matières du tome XXVI (année 1974)
[p.375-376]