N° 100 – 4e trim. 1977
(rupture de stock)
Liminaire
La rencontre neuve, libre, pleinement réciproque de l’homme et de la femme, où celle-ci apparaît, grâce à l’Evangile, dans sa dignité entière de personne, doit permettre désormais de retrouver les charismes propres, complémentaires sans infériorité, du masculin et du féminin.
L’Eglise orthodoxe est ici alourdie par des réminiscences vétéro-testamentaires cristallisées dans le contexte de paysanneries patriarcales. Pourtant elle dispose d’une expérience prodigieuse, qu’il lui appartient de mobiliser. Religion de la Théotokos et de la Sagesse divine, elle n’a jamais « virilisé » unilatéralement son approche du mystère. Partout le visage et l’intercession de la Vierge-Mère. L’incarnation, ont souligné les Pères et les grands théologiens de Byzance, est le fait non seulement de Dieu, mais d’une femme. C’est le « oui » d’une femme qui a dénoué la tragédie de la liberté humaine. Dans son plus haut dialogue avec Dieu, l’humanité a été représentée par une femme. Par ailleurs l’Esprit, dans les langues sémitiques, se dit rouach’, et ce mot est tout autant du féminin que du masculin. L’Esprit s’exprime dans la virilité de feu des grands ascètes, selon la lignée d’Elie et de Jean le Précurseur. Mais il est aussi cet oiseau maternel qui « couve » les eaux originelles, il vivifie par sa seule action de présence, par une irradiation silencieuse. Et Jésus, pénétré de ce Souffle maternel, s’écrie : « Jérusalem ! Jérusalem ! que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes » (Mt 23, 37). La Bible évoque les « entrailles de miséricorde » de Dieu, sa « compassion maternelle » au sens utérin (par exemple dans le psaume 50 (51) : rahamim, pluriel de majesté de rahem, utérus). Il est probable que le verbe hanan, dont provient le nom hen, grâce, désignait à l’origine une affection ardente, au sens de l’instinct maternel. Clément d’Alexandrie disait de Dieu : « La compassion le rend mère… ».
L’Eglise orthodoxe dispose de l’expérience si riche, si peu connue jusqu’à présent (il existe cependant quelques beaux témoignages de Tania Struve), expérience du couple sacerdotal, comme tel porteur du ministère, puisqu’un sacrement ne défait pas ce qu’un autre a fait, mais le confirme et l’élargit (certes, là où l’homme assume une « fonction », la femme joue un rôle tout personnel). Pourquoi ne pas évoquer aussi, en souhaitant sa reprise, ou son actualisation, l’expérience des diaconnesses qui caractérisa l’Orient chrétien jusqu’au 12e siècle ? Et simultanément celle des « mères spirituelles », dans la vie monastique, voire celles des « femmes apostoliques » (« apôtres des apôtres » disent les textes liturgiques des femmes qui furent parmi les premiers témoins de la Résurrection) : en vertu de la vocation de « pneumatophore » de chaque personne dans l’Eglise, de chaque membre du peuple de Dieu, laïc ou laïque. Ainsi saint Nino, apôtre de la Géorgie ; et ces impératrices de Byzance qui surent exercer, lors de certains conciles, les plus importants, une diaconie théologique décisive : qu’auraient été Ephèse et Chalcédoine sans Pulchérie, Nicée II sans Irène, le « triomphe de l’Orthodoxie » sans Théodora ?
Des signes annonciateurs traversent le premier tiers du 20e siècle, durant lequel les femmes orthodoxes ont joué un si grand rôle pour sauver la foi dans les pays communistes : le rôle liturgique donné à des femmes par saint Nectaire d’Egine à la fin de sa vie, le métropolite Euloge, à Paris, permettant à la Mère Marie (Skobtzoff) de prendre la parole dans les églises. Et, toujours en France, la note nouvelle apportée dans la pensée orthodoxe par des femmes théologiennes comme Myrrha Lot-Borodine, plus tard Elisabeth Behr-Sigel qui a rassemblé les textes de ce numéro et leur a joint, lentement précisée par elle depuis la rencontre d’Agapia, une magistrale étude.
Peut-être faudrait-il, dans ces perspectives, reprendre les meilleures intuitions de la « sophiologie » russe qui, de Soloviev à Florensky et Boulgakov, a tenté de suggérer cette approche féminine du mystère. Si les conceptualisations de cette école, entachées d’idéalisme allemand, sont contestables, reste une sorte de poésie théologique qui, de fait, a fortement marqué la littérature de notre siècle, de la Belle Dame d’Alexandre Blok au personnage de Lara, dans Jivago, et à la « cathédrale » féminine de Pierre Emmanuel significativement intitulé Sophia.
La Sophia (Sagesse) est à la fois la toute-présence de l’Inaccessible et la transparence secrète des choses, visage féminin rayonnant de tendresse et de grave intelligence où se transfigure la terre. On songe à la Shekinah et à la Hokmah de la tradition hébraïque : la première désignant la gloire, la présence de Dieu sur la terre, la seconde la Sagesse divine antérieure et intérieure a l’univers. La « sophianité » des choses, la femme « spirituelle » en détient peut-être le secret : peut-être lui appartient-il de sauvegarder le mystère de la terre, de la vie, que la volonté de puissance et de possession de l’homme ignore et compromet. Par là, au-delà d’un féminisme qui fut d’abord, peut-être nécessairement, viriloïde, puis de récession, une rencontre devient possible avec l’homme où la différence se ferait réciprocité. « Homme et femme Dieu les créa ».
L’Orthodoxie souligne que le sacerdoce d’ordre est une fonction, un service, qui ne confère à ses détenteurs aucune supériorité, ou différence, ontologique. Il semblerait que ce sacerdoce relève des charismes du masculin, puisque le prêtre, dans la célébration, constitue le typos du Christ et que celui-ci, tout en récapitulant l’entière nature humaine, est homme, et non femme. Mais il faudra à la Tradition, sur ce point, une profonde intelligence de la foi pour, non point s’imposer, mais se faire évidente. Il y aura beaucoup d’inerties à secouer.
Il faut rappeler que, dans la théologie, orthodoxe, il existe entre le Christ et l’Esprit une sorte de réciprocité (et non, comme dans les « filioquismes », de dépendance unilatérale de l’Esprit par rapport au Fils) : le Christ est venu pour que l’Esprit puisse descendre avec toute sa puissance et qu’apparaisse l’humanité nouvelle des « pneumatophores ». Et cette humanité, que l’Apocalypse symbolise significativement par « la femme vêtue de soleil », c’est une femme, la Mère de Dieu, qui en est le cœur et le modèle. Car, pour un Nicolas Cabasilas, Dieu a créé les hommes afin de trouver une Mère ! Périphérique, pur échafaudage de service, est le sacerdoce d’ordre par rapport à l’axe pneumatologique de l’Eglise, à la sainteté (et au prophétisme) dont le prototype et la symbolique sont féminins. Comme l’écrivait Paul Evdokimov, « le monde commence en Adam-homme et s’achève en Eve-Théotokos ».
Tandis que les interdits repris du Lévitique et concernant l’« impureté » de la femme tombent en désuétude, il importa que l’Orthodoxie mette l’accent sur l’approche « féminine » du mystère et sur l’aspect pneumatologique de l’Eglise. La révolution féminine contemporaine, avec ses promesses et ses dangers, a besoin, pour trouver son vrai sens, de cet approfondissement de la révélation ainsi que d’une responsabilité accrue, reconnue, consacrée (par une restauration appropriée du diaconat féminin) des femmes dans l’Eglise.
Sommaire
Liminaire
[p. 255-258]
Olivier Clément
Poèmes
– L’icône de la Panaghia
[p. 259]
Claude Lopez-Ginesty
– Femmes Myrrophores (Ruth)
[p. 260]
Méditation : Jésus lui dit : « Marie »
[p. 261-264]
Père Lev Gillet
Le devenir féminin selon Nicolas Berdiaev
[p. 265-273]
Paul Evdokimov
Quelques pistes de réflexion sur l’homme et la femme selon la tradition juive
[p. 274-284]
Renée de Tyron-Montalembert
La femme dans l’Eglise Orthodoxe. Vision céleste et histoire
[p. 285-326]
Elisabeth Behr-Sigel
Elle méditait ces paroles en son cœur
[p. 327-332]
Martine Ronin
Mère Marie Skobtzoff – Souvenirs
[p. 333-344]
Constantin Motchoulsky
A contre-courant
[p. 345-346]
Nadia Fuchs
Chronique
• Cinquantenaire de la Fraternité S. Alban-S. Serge, 8-15 avril 1977
[p. 347]
• Colloque interdisciplinaire Paul Tillich (Chantilly 29 avril-1er mai 1978)
[p. 353-354]
Notes de lecture
• La femme avenir – France Quéré
[p. 348-351]
• La pregunta por la mujer – Abelardo Lobato
[p. 351-353]
• Ouvrières « aux pièces » – Jean Cottin
[p. 353-354]
• Marie dans l’épigraphie, les monuments et l’art du Patriarcat d’Antioche du IIIe au VIIIe siècle, t.1 – Joseph Nasrallah
[p. 354-355]
• Marie dans la liturgie de Byzance – Joseph Ledit
[p. 355-356]