Contacts, n° 160

N° 160 – 4e trim 1992

Liminaire

Un grand théologien.
Le 18 décembre dernier, notre ami Constantin Agoras a soutenu en Sorbonne, avec un plein succès, une thèse sur la pensée de Jean Zizioulas, aujourd’hui Métropolite de Pergame (exactement : Personne et liberté ou « être comme communion » (εἶναι ὡς κοινωνία).
Avec beaucoup de pénétration, il a su dégager les intuitions fondamentales de Jean Zizioulas, ses présupposés méthodologiques, la structure profonde d’une pensée où l’être-vie apparaît comme un événement de communion. Il montre que Zizioulas, comme son maître Florovsky, s’est dégagé de toute théologie « confessionnelle », ce qui est propre à l’Orthodoxie tenant non aux sources, communes à l’Occident et à l’Orient chrétiens, mais à leur interprétation qui se veut fidèle à leur essence.
La pensée de Jean Zizioulas apparaît comme la déconstruction des philosophies qui s’étaient introduites souvent par contrebande dans la théologie orthodoxe lors de sa longue « captivité de Babylone » depuis le 15e siècle environ et qui marquent aussi bien des approches occidentales. Cette déconstruction concerne l’être en tant que nature et permet une reconstruction qui dégage la vision ontologique contenue dans la pensée des Pères grecs, surtout des Cappadociens et de Maxime le Confesseur, et concerne l’être en tant que communion. Jean Zizioulas a su jalonner chez les Pères un « courant eucharistique » opposé aux influences néo-platoniciennes et il a traité magistralement de la rencontre de l’hellénisme et du christianisme en insistant sur la relation absolument dialectique du créé et de l’incréé, où se situe l’économie de l’Incarnation et qui permet une synthèse heureuse de la foi biblique et des requêtes ontologiques de l’hellénisme. L’approche de la réalité dans cette tradition que Jean Zizioulas a su actualiser dans le cadre des problèmes et du langage d’aujourd’hui se fait non par via naturae mais par via personnae, dans le mystère de la communion, par une démarche relationnelle et, en Christ, eschatologique. Dieu, dans sa liberté, affirme positivement son existence comme amour de l’Autre, dans sa relation aimante avec son Fils, relation qui le fait connaître comme Père. C’est dans l’effort de l’Eglise pour exprimer ontologiquement sa foi au Dieu tri-unique, durant le 4e siècle surtout, que le concept de personne est né historiquement. Dans cette perspective purement théologique, la personne se définit par la communion et sa liberté par l’amour.
Ainsi, seule la christologie constitue le point de départ d’une conception proprement chrétienne de la vérité et de la vie. Toute l’œuvre de Jean Zizioulas se meut dans la perspective — « apocalyptique» au sens propre de ce mot — du mystère de l’Adam ultime. Le réel n’est tel que dans le Christ ressuscité, Christ de la Parousie en qui se déroule l’histoire, mais qui se rend présent dès maintenant dans l’eucharistie. Cette christologie, pour autant, n’est nullement un christomonisme : le Fils existe par le Père dans le Saint-Esprit et l’existence du Christ, pneumatiquement constituée, est à la fois personnelle et « corporative ».
Contre les ontologies philosophiques de l’hellénisme antique, surtout platonicien, celles du monisme universel ou du logos cosmique, se précise une ontologie de la foi, ontologie de la communion par laquelle s’affirme l’altérité. De là découlent une anthropologie et une cosmologie ecclésiales. Le monde, créé du néant, glissant vers lui, a été remis à la liberté de l’homme. Celui-ci, en effet, à la différence de l’animal, est animé du désir de transcender sa nature. Mais, se préférant lui-même, abandonnant la création au néant dont elle provient et s’abandonnant lui-même à ce néant, il mène une « vie mourante ». Jean Zizioulas analyse avec une grande finesse existentielle l’attitude de l’homme comme « capacité-dans-l’incapacité » à être vraiment et le tragique de sa condition comme « présence-dans-l’absence». Ainsi l’etre de l’homme et de tout le créé, ne peut qu’être référé à la re-création opérée par le Christ et en lui. L’homme trouve son existence véritable comme eikôn, dans I hypostase éternelle du Fils. Celui-ci, par son incarnation, apporte à l’histoire la réalité même de la personne et devient, pour tout homme, le fondement de son existence personnelle.
C’est dans le sacrement, et centralement dans l’eucharistie, que l’homme trouve cette existence iconique. La communauté ecclésiale existe dans l’adoption filiale par le Père, en Christ, dans l’Esprit Saint. Elle devient, par l’expérience eucharistique, une « communion à Veschaton ». L’eucharistie « en Christ » apparaît comme le « lieu de la Vérité ». Dans l’anaphore, l’être est référé (anaphora) à l’au-delà du créé pour être reçu dans l’action de grâce (eucharistia). Il se donne à nous comme vie en communion. Selon cette cosmologie eucharistique, les problèmes écologiques sont arrachés aux tentations païennes où la personne s’engloutit dans la nature pour trouver un éclairage proprement chrétien dans la dimension inséparablement personnelle et cosmique du salut, dans la perspective de l’homme prêtre et roi de la création, « berger de l’être créé », peut-on dire, en complétant une formule heideggérienne…
Nous publions dans ce numéro une partie du chapitre consacré par Constantin Agoras à la rencontre de l’hellénisme et du christianisme selon Jean Zizioulas.

Olivier Clément

Sommaire

Liminaire
[p. 241-243]

Hellénisme et Christianisme : la question de l’histoire, de la personne et de sa liberté selon Jean Zizioulas
[p. 244-269]
Constantin Agoras

Hymne sur la Résurrection
[p. 270-273]
saint Éphrem le Syrien

Prières pour les morts
[p. 274-282]
Sté d’Études orthodoxes Balzon, D’Allonnes et Cie

Mystagogie trinitaire des Sacrements
[p. 283-292]
Boris Bobrinskoy

Christos Yannaras s’entretient avec Constantin Sigov
[p. 293-304]

Philocalies (un extrait)
[p. 305-309]
Jacques Touraille

Bibliographie
[p. 310-317]
· Théologie de la maladie – Jean-Claude Larchet
· Leçons sur la divino-humanité   – Vladimir Soloviev
· Afin que le monde croie – Vladimir Zielinsky
· Le saint prophète Élie d’après les Pères de l’Église