Contacts, n° 200

N° 200 – 4e trim. 2002

Liminaire

Une fidélité tenace, qui se veut ouverte sur l’avenir. La revue a paru sans défaillance chaque trimestre depuis près d’un demi-siècle. D’abord, en 1949, mince bulletin au sein d’une « juridiction » incertaine, puis cahiers d’environ cent pages chacun au service de l’unité orthodoxe, elle a trouvé son sens et sa place en 1959. Ce fut une longue aventure de foi et d’amitié initiée par Jean Balzon, regroupant bientôt Germaine Revault d’Allonnes, Élisabeth Behr-Sigel, et Olivier Clément. Mais c’est au travail infatigable et hors-pair de notre ami Olivier que nous devons le développement de Contacts durant plus de quarante ans, une revue placée dans le rayonnement d’authentiques spirituels et théologiens; le père Sophrony (disciple de saint Silouane l’Athonite), le père Lev Gillet, Paul Evdokimov et le père Boris Bobrinskoy.

Aujourd’hui où le comité de rédaction, nécessairement mais sans rupture, se renouvelle et s’élargit, il n’est peut-être pas inutile de faire le point. Contacts, tout en rappelant les principes d’une saine ecclésiologie, entend rester en dehors des querelles et des tensions qui agitent périodiquement l’Orient chrétien et se répercutent ici. Son but est de dégager l’essentiel du témoignage orthodoxe dans une attention pleinement ouverte à toutes ses expressions historiques et géographiques, mais sans en privilégier aucune, en montrant dans chacune l’empreinte de l’universalité.

Déjà, dans le liminaire du numéro un, le fondateur de Contacts, notre ami de bienheureuse mémoire Jean Balzon, notait : « L’orthodoxie n’est plus une religion de communautés isolées en Occident, elle est devenue un élément organique de notre pays ». Un demi-siècle plus tard, enracinés dans les terres occidentales depuis deux ou trois générations, voire occidentaux de souche pour certains, nous sommes conscients de la situation extraordinaire et du défi que constitue l’élaboration progressive d’une orthodoxie réellement implantée en Europe occidentale. En ce sens, chaque jour rend davantage tangible l’anomalie ecclésiologique que représente la séparation, sur des critères culturels et ethniques, des diverses communautés orthodoxes de nos régions, qui relèvent de juridictions épiscopales parallèles, même si un tel clivage résulte des pesanteurs de l’histoire. Il faut saluer à cet égard la constitution récente d’une Assemblée des évêques orthodoxes en France, comme l’embryon d’un futur synode. S’inscrivant dans cet élan, Contacts fera tout, dans le sillage des travaux de la commission préconciliaire interorthodoxe préparatoire du futur concile, pour soutenir l’organisation locale d’une Église orthodoxe canoniquement unifiée en Europe occidentale, qui, tout en garantissant la pérennité des diverses traditions liturgiques, respecte le principe ecclésiologique fondamental de l’Eglise ancienne : un seul évêque dans chaque diocèse local pour que le Christ ne soit pas divisé.

Certes, depuis la fondation de la revue, bien des choses ont changé. Pour des raisons politiques et économiques l’orthodoxie se trouve aujourd’hui présente sur tous les continents. Dans l’Europe de l’Est, le totalitarisme persécuteur s’est effondré. Le catholicisme a connu la profonde mutation de Vatican II. Désormais le matérialisme ordinaire remplace l’athéisme, matérialiste en annonçant la liquidation des références spirituelles. La tentation du désespoir ne trouve d’autre abîme que l’ignorance religieuse pour contrer son vertige, même si – et c’est à tout instant – le Christ vient secrètement pour sauver le monde en révélant le mystère de la personne qui croît dans la liberté et l’amour. La mondialisation ébranle chaque jour davantage les évidences individuelles et collectives. Les jeux de l’argent et du marché, le triomphe de la dérision, de la violence et de l’érotisme, l’exploration du savoir en une diversification croissante, remarquable dans ses conquêtes mais incapable d’unifier ou d’harmoniser les divers domaines de ses succès, la relance des rêves scientistes par les progrès de la biologie, les menaces sur la vie même de la planète… tout suscite un vide spirituel où s’engouffrent les religions orientales dûment adaptées, et surtout l’orgueil et l’idéal de fusion des sectes. Alors plus que jamais s’impose la bonne nouvelle de la Résurrection qui peut nous ressusciter de profundis, de la Pentecôte qui peut faire de nous des ouvriers de la pacification et de la transfiguration du monde.

Nous sommes conscients du devoir de l’Église orthodoxe qui reste en pleine continuité avec le message des Apôtres et des Pères et dispose d’un immense patrimoine d’intelligence de la foi, de sainteté et de beauté, à condition que nous sachions tenir à l’homme d’aujourd’hui un langage qui lui soit accessible. L’intelligence chrétienne du monde ne peut, en effet, éluder le débat entre la modernité occidentale, aujourd’hui mondialisée, et l’orthodoxie, aujourd’hui universelle, un débat qui touche tous les domaines traditionnels des préoccupations religieuses et culturelles : théologique, spirituel, anthropologique, historique, artistique. Elle ne peut esquiver non plus et doit aborder aussi, avec prudence mais dans la conscience des urgences contemporaines, les multiples champs du savoir et du vivre que la modernité a conquis (politique, économique, scientifique, technologique) ou, quelquefois, annexés (social, éthique). Dans cet esprit et selon ces nécessités nouvelles, l’orthodoxie ne peut se passer de plusieurs dialogues. À l’intérieur d’elle-même d’abord, notamment entre ce qu’elle devient en Occident et ce qu’elle veut rester dans les pays depuis longtemps marqués par son génie. L’ecclésiologie de communion, fortement retrouvée et définie par ses grands théologiens occidentaux, de Saint-Serge à Saint-Vladimir, pourra-t-elle s’imposer face au durcissement des autocéphalies, et l’articulation de celles-ci et de la primauté universelle redevenir réalité ? Nous tenterons modestement de contribuer au rayonnement de cette théologie authentique qui appartient à la Tradition indivise de l’Eglise du premier millénaire. En vertu de l’appel même du Sauveur, nous voudrions demeurer ouverts, envers et contre tout, particulièrement aujourd’hui, au dialogue œcuménique.

Quelles qu’en soient les raisons, la division des chrétiens est un contre-témoignage. C’est pourquoi la revue Contacts restera attentive aux relations entre les chrétiens, tout spécialement dans le domaine de la foi, clé de l’unité. Nous rendrons compte en particulier, dans la mesure du possible, des progrès et des blocages du dialogue officiel entamé depuis plus de vingt ans avec l’Église romaine, après la levée des anathèmes réciproques de 1054. Sans oublier l’appel du monde protestant à mieux connaître, inséparablement, l’Écriture, ce « corps du Verbe », et la misère concrète des hommes. Connaissance mutuelle, analyse, sans aigreur et sans complaisance, des facteurs théologiques et historiques toujours à l’œuvre, dans une fidélité absolue à la Vérité qu’est le Christ.

Nous accueillerons dans les pages de la revue quiconque, de quelque confession qu’il soit, entend faire œuvre de vérité et donc d’unité. Simultanément, Contacts voudrait favoriser l’approfondissement de l’unité des chrétiens en traitant de la prière liturgique orthodoxe, spécialement de la liturgie eucharistique, fondement de la communion, et des grandes voies de l’intériorité, notamment la tradition de l’hésychasme et de la « prière de Jésus ». Celle-ci s’avère précieuse dans un monde perdu d’extériorité ou tenté au contraire par les vertiges d’un absolu supra-personnel et d’une fusion où s’abolirait l’humble et pourtant infinie réalité de la personne. Parallèlement, une place restera réservée à l’étude des saints, à l’art liturgique et à la question des images, où les chrétiens peuvent trouver un lieu d’approfondissement et de communion. Enfin les graves questions d’ordre éthique liées aux progrès technico-scientifiques et aux évolutions de la société contemporaine seront l’occasion d’un partage avec les autres traditions chrétiennes.

En-dehors du christianisme, la revue restera ouverte au dialogue inter-religieux, inévitable en notre siècle. Les orthodoxes, le plus souvent arabes, du patriarcat d’Antioche ont depuis longtemps engagé et déjà mené loin le dialogue avec l’islam. Certains missionnaires russes et grecs ont rencontré en profondeur le bouddhisme en Asie septentrionale et orientale. Certains autres ont vécu dans l’Inde et le Proche Orient et montré, voire expérimenté, les convergences entre l’hésychasme, le soufisme et la haute spiritualité hindoue. Et certes rien ne sera possible sans une ouverture renouvelée à l’Esprit Saint, à la « nouveauté de l’Esprit », pour que celui-ci nous fasse collaborer à cette création géniale qui attend la nouvelle époque du christianisme, ce christianisme qui, disait Alexandre Men, «ne fait que commencer», et ne peut se renouveler sans la « vie en Christ », vrai Dieu et vrai homme.

Pour reprendre la finale du premier numéro de Contacts, nous demandons instamment à tous ceux qui reçoivent et recevront cette revue de « nous soutenir par leur prière, leur sympathie et leur collaboration ». Après une interview vivante d’Élisabeth Behr-Sigel, consacrée aux origines et au contexte historique de la double fondation de notre revue en 1949 et 1959, cette livraison aborde, à l’occasion de la tenue prochaine du XIe congrès orthodoxe d’Europe occidentale à Saint-Laurent-sur-Sèvre, quelques aperçus de l’orthodoxie en Occident. Dans une étude nuancée et courageuse, le père Jean Roberti rappelle l’histoire de la présence de l’Église orthodoxe en France et dresse un bilan contrasté de la quête d’unité entre les diverses communautés : les attentes restent nombreuses en cette période de refonte que traverse l’orthodoxie un peu partout dans le monde, mais en s’enracinant en Occident, notre Église s’est peu à peu intégrée dans le paysage religieux français. Elle y apporte un témoignage discret mais dont le rayonnement est sans commune mesure avec son poids numérique. L’article « Foi et cultures dans l’orthodoxie en Occident » d’Élie Korotkoff poursuit cette réflexion. Dans un double mouvement, il nous invite à nous interroger sur les cultures qui ont servi de terreau à l’expression de notre foi et nous amène à entrer en dialogue avec celles de la société moderne où nous vivons. L’unique nécessaire auquel nous appelle l’Évangile n’est pas de se crisper contre vents et marées sur des héritages culturels en soi mais, surtout, de les amener à fructifier par la rosée de l’Esprit afin que nous devenions des «créatures nouvelles». Dans une étude ancienne, encore actuelle, consacrée à l’implantation de l’orthodoxie en Amérique – un contexte fort différent de celui de la vieille Europe mais où existent aussi des diasporas orthodoxes -, le regretté père Alexandre Schmemann analyse le défi né de la rencontre entre l’Église ancrée dans ses traditions, qu’elles soient inspirées ou accessoires, et ce continent de pionniers entièrement tourné vers la nouveauté. Pour y répondre, il a fallu retrouver le sens universel de l’orthodoxie, ce qui a entraîné un regain d’intérêt pour l’ecclésiologie, une redécouverte du sens des sacrements, en particulier celui de l’Eucharistie, et le désir d’une vie spirituelle authentique. L’un des leitmotive de l’œuvre du père A. Schmemann était la conviction que l’on ne peut instaurer une coupure entre théologie et vie spirituelle (il fut l’un des premiers à valoriser la « théologie liturgique »). Dans une belle méditation consacrée au repentir comme voie de salut, le père André Borrély nous montre, à l’inverse, en quoi la vie en Christ est indissociable d’une perspective théologique. Il souligne en particulier le sens véritablement personnel et ecclésial de la métanoia, et la place centrale de l’Esprit Saint dans le sacrement de la guérison. Avec une rigueur et une honnêteté intellectuelle exemplaires, le père Hervé Legrand analyse finement, dans le dernier article de cette livraison, les ornières où se trouve embourbé le dialogue entre le catholicisme et l’orthodoxie. Il montre l’existence de nombreux malentendus, les mêmes mots recouvrant de part et d’autre des réalités différentes, et démonte, au sein notamment de sa propre Église, quelques-uns des mécanismes, parfois psychologiques, qui alimentent les suspicions réciproques et expliquent la dégradation récente des rapports entre Rome et Moscou. Dans cette situation provisoirement bloquée, une lucidité accrue s’avère indispensable à chacun mais plus encore l’invocation de la venue fécondante de l’Esprit de vérité et de paix.

Contacts

Sommaire

Liminaire
[p. 345-350]
« Contacts »

Contacts 1949-2002 : retour sur les origines de la « Revue française de l’orthodoxie » – Entretien
[p. 351-364]
Elisabeth Behr-Sigel, Michel Stavrou

De l’Eglise orthodoxe en France
[p. 365-376]
Père Jean Roberti

Foi et cultures dans l’orthodoxie en Occident « Etre une créature nouvelle »
[p. 377-385]
Elie Korotkoff

L’importance de la Tradition pour le renouveau de la vie et de la foi chrétiennes en Amérique
[p. 386-393]
Père Alexandre Schmemann

Le repentir : une démarche pour renaître
[p. 394-414]
Père André Borrély

Le dialogue entre catholiques et orthodoxes à l’épreuve Quelques clés des difficultés de communication
[p. 415-430]
Hervé Legrand, op

Bibliographie
[p. 431-44]