N° 169 – 1er trim. 1995
Liminaire
À LA MÉMOIRE DU PÈRE CYRILLE ARGENTI
Il est difficile d’évoquer la personnalité d’un homme qu’on a beaucoup admiré, beaucoup aimé. Surtout quand on garde le souvenir de son visage ultime, dépouillé par la souffrance, illuminé par la foi, son visage entre effondrement et transfiguration, dans cette trop petite salle de l’hôpital Béclère, à Clamart, où il est mort. Le Père Michel Evdokimov, qui l’a accompagné jour après jour durant sa maladie, a été tellement bouleversé par cette rencontre aux portes de la mort qu’il refuse d’en parler – ou plutôt qu’il ne le peut pas comme on ne peut parler d’un grand amour ou d’un instant où notre cœur a pris feu.
Le Père Cyrille était un homme évangélique – un de ces chrétiens, si rares, qui prennent l’Evangile à la lettre. Il était ce « pauvre qui aime les hommes» pour citer saint Syméon le Nouveau Théologien.
D’une excellente famille grecque de Marseille l’homme, dans sa simplicité, dans sa pauvreté parfois extrême, restait racé -, il avait renoncé à sa fortune personnelle pour faire construire, dans un quartier populaire de Marseille, le Centre St-Irénée, lieu de célébration (en français), d’accueil et de réflexion, ce Centre qui fut peut-être la grande pensée de sa vie avec la catéchèse pour adultes, Dieu est vivant, dont il fut le principal maître d’œuvre. Profondément attaché à l’importance et au rôle du Patriarche Œcuménique, rôle qu’il aimait dire « fédérateur », il l’était par là-même à l’universalité de l’Orthodoxie, à l’urgence d’un témoignage à la fois solide et ouvert, qui enfonce ses racines dans le terreau français de l’histoire et de l’Eglise indivise. Après tout, Marseille fut fondée par les Grecs sept siècles avant notre ère, et la Provence spirituellement ensemencée par saint Jean Cassien! C’est ainsi que le Père Cyrille se trouva tout au long de sa vie engagé dans un dialogue fervent avec catholiques et protestants, ami du cardinal Etchegaray et le premier, peut-être, à introduire dans la réflexion du Conseil Œcuménique le thème de la koïnônia, de l’Eglise-communion. Ce qui n’empêchait nullement ses liens, des liens chaleureux, avec Juifs et Musulmans, dans le cadre notamment de « Marseille-Espérance ».
Evoquant sans cesse, avec 1’« École de Paris », une orthodoxie idéale où le sens sacramentel de Rome et le sens de la liberté personnelle de la Réforme pourraient s’équilibrer, – ce rôle « équilibrant » de l’Orthodoxie était un de ses thèmes favoris -, il souffrait d’autant plus des divisions juridictionnelles et des oppositions ethniques qui parasitent en France l’Orthodoxie. Au Centre St-lrénée, il avait voulu côte à côte des fresques de style russe et des icônes grecques. C’est pourquoi le projet en cours d’une meilleure organisation de la diaspora le passionnait tellement. Sur ce point en particulier, il nous faudra, contre les défiances aveugles, rester fidèles à son message.
C’était un vrai moine, bien qu’il n’ait fait que de brefs séjours dans son monastère égéen auquel il se sentait secrètement lié. Moine, moine dans la ville, ce nouveau et bien plus terrible désert, il l’était par tout son style de vie, son dépouillement, sa compassion. Ignorant le confort, il vivait pauvre parmi les pauvres, toujours disponible, allant partout où on le réclamait, épuisant son corps en voyages, en nuits sans sommeil, mais l’âme toujours sereine, une grande clarté dans le regard et le sourire.
C’était un vrai prêtre, grand lecteur du Pidalion, ce recueil de droit canon élaboré par saint Nicodème l’Hagiorite, un vrai prêtre à la fois obéissant et libre. Pendant la dictature militaire, en Grèce, il avait causé, par son franc-parler, bien des soucis au Métropolite Mélétios ! Celui-ci ne lui a jamais demandé de se taire, mais il l’a protégé en l’éloignant parfois de Marseille, et Cyrille obéissait, lui qui pourtant se sentait lié à sa paroisse par des liens quasi-nuptiaux.
Il faut souligner enfin, c’était un mystique, d’une spiritualité sans rien de mièvre ou de piétiste, car elle était amour du Christ, intégration au Christ, imitation du Christ. Il fallait le voir, à l’office des Saintes Souffrances, le Vendredi Saint, se charger de la croix avec les paroles déchirantes de la liturgie, en s’identifiant totalement au Crucifié. Il fallait l’entendre, à la fin d’un rassemblement de jeunes, lire, d’une voix éclatante, la Prière Sacerdotale dans l’Evangile de Jean, – cet immense appel à l’amour: «Qu’ils soient un comme nous sommes un ». Cette unité, c’était son lieu. Peu de temps avant sa mort, lors d’un Conseil de la Fraternité orthodoxe, alors qu’on lui avait demandé de traiter du service, il se contenta de lire le passage du Second Isaïe sur le Serviteur Souffrant, d’une voix changée, d’une voix pleine d’émotion et d’extrême fatigue, là encore s’identifiant mystiquement au Serviteur.
Pour conclure, il faut simplement citer le message qu’il a dicté pour ses amis de Marseille (et d’ailleurs) au moment où il allait entrer en agonie: « A un moment particulièrement critique, je me fais lire le récit de la Résurrection de Lazare et la parole du Christ à Marthe: « Celui qui croit en moi ne mourra jamais ». – C’est donc l’occasion d’accepter, s’II le veut, de Le rencontrer. Je me rends compte que cette rencontre constitue l’événement essentiel de l’existence humaine. – Tout le reste n’est que vanité, mais le Christ est vraiment ressuscité ».
Sommaire
Liminaire : In memoriam Père Cyrille Argenti, 1918-1994
[p. 3-5]
Thrène de la Mère de Dieu
[p. 6-10]
(trad. Sophie Stavrou)
Le Patriarcat œcuménique et les Patriarches œcuméniques de 1923 à nos jours
[p. 11-31]
Chrysostomos Konstantinidis
Deux lettres du Père Joseph l’Hésychaste
[p. 32-34]
Père Jopseph l’Hésychaste
Vladimir Soloviev, théologien de la modernité ?
[p. 35-45]
Olivier Clément
Réflexions sur l’Exégèse talmudique de l’Ecriture et le Christianisme
[p. 46-62]
Anna Iampolskaïa
Chronique
· A propos de l’Eglise orthodoxe du Ghana
[p. 63-68]
Bibliographie
· Le mystère de l’Eglise et de l’Eucharistie à la lumière de la Sainte Trinité
[p. 69-70]
· La Bible d’Alexandrie, 4, Les Nombres
[p. 70-72]
· Les catéchèses – Saint Cyrille de Jérusalem
[p. 72-74]
· Paternité spirituelle – Gabriel Bunge
[p. 74-76]
· Philosophie orthodoxe de la vérité. Dogmatique de l’Eglise orthodoxe. T. 2 – Père Justin Popovitch
[p. 76-78]
· Autres livres
[p. 78-80]