N° 68 – 4e trim. 1969
(rupture de stock)
Liminaire
Les « journées théologiques », rappelons-le, réunissent chaque année les « théologiens » orthodoxes, qui poursuivent leurs études dans les pays francophones d’Europe occidentale. En 1969, elles ont été consacrées au grand thème de l’anthropologie. Le P. Lev Gillet dans sa prédication, Paul Evdokimov, Nikos Nissiotis et Olivier Clément dans des exposés plus systématiques ont tenté d’apporter un éclairage orthodoxe sur cette connaissance et, pourrait-on dire, reconnaissance de l’homme qui, depuis Upsal, polarise la réflexion œcuménique. On trouvera dans ce numéro tous ces textes, sauf celui du Dr Nissiotis qui paraîtra dans une de nos prochaines livraisons.
La préoccupation anthropologique, dans le christianisme contemporain, est ambivalente. Pour certains, lassés d’une transcendance chosifiée, d’une théologie des concepts, d’un Dieu ressenti comme l’aliénation de l’homme, elle signifie l’ouverture à une immanence savoureuse, le « toucher terre » des sciences humaines, un service concret, immédiat, qui libère des grands mots vides. C’est peut-être une bonne thérapeutique pour des chrétiens de ghetto. Leur risque serait de devenir, une fois encore, des prophètes du passé, s’il est vrai, comme d’autres le pressentent, que l’humanité contemporaine souffre d’une gigantesque névrose par refoulement de son besoin le plus fondamental, celui d’infini. La zone de sécurité moyenne laborieusement secrétée par la rationalité occidentale se lézarde de toutes parts, et la rationalité elle-même, des fureurs de la consommation à la fête « révolutionnaire », de la dissolution du Verbe dans la linguistique à celle de l’histoire dans le structuralisme, s’abandonne à d’étranges ivresses où l’individu se défait. C’est une évidence aujourd’hui que l’homme ne se suffit plus de l’humain et que la société sécularisée se convulse entre des formes nouvelles d’adoration et des formes — très vieilles — de possession. Que les prophètes du passé ouvrent les yeux : Dionysos danse et le Christ se tait.
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L’exigence anthropologique, pourtant, est riche de sens. Il faut l’illuminer en Christ, dans l’Esprit Saint, dans l’Eglise de l’Esprit Saint — c’est-à-dire dans la perspective de la divino-humanité. La dialectique tragique et stimulante de l’Occident est sans doute de Dieu contre l’homme et de l’homme contre Dieu. La dialectique — trop enfouie, hélas — de l’Orient chrétien est sans doute que Dieu s’est fait homme — pour que l’homme puisse devenir Dieu. Notre temps, disait Berdiaeff, n’est plus de la seule révélation de Dieu à l’homme, mais aussi, dans l’Esprit, de la révélation de l’homme à Dieu. L’exigence anthropologique prend place ici dans la « synergie » de notre liberté créatrice et de l’Esprit « donateur de vie ». Dionysos, c’est-à-dire l’homme qui cherche en vain à s’arracher à lui-même, trouve dans le silence du Christ, c’est-à-dire dans l’Esprit Saint, l’espace d’un dépassement infini. Car ce silence a la gravité de la foudre. Dans l’admirable film qu’André Tarkovsky a consacré à saint André Roublev, les eaux où se plonge la jeune femme au visage pur et indécis de Magna Mater deviennent finalement eaux baptismales ; le visage, le silence, l’omniprésence du Christ se concentrent dans un orage purifiant, les eaux lustrales lavent la terre naissante, renaissante, où paissent les chevaux symboliques qui, dans la mythologie des steppes, participent au secret des eaux fertilisantes, les font jaillir au choc de leurs sabots.
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La dialectique du Dieu qui se fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu n’a cessé d’animer la pensée orthodoxe, et notamment la synthèse patristique que nous prolongerions volontiers jusqu’à saint Grégoire Palamas, tout ensemble grand spirituel, grand évêque, docteur inspiré, réformateur de l’Eglise et, par rayonnement, de la société. C’est pourquoi — et mieux sans doute que n’ont pu toujours le faire les grands philosophes religieux du début du siècle — nous devons enraciner nos recherches dans la haute Tradition. C’est cette rigueur et cette fécondité de la Tradition que nous rappelle dans sa belle étude le P. Jean Meyendorff, dont nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs le dernier ouvrage, Le Christ dans la théologie byzantine* ; modèle de justesse scientifique et d’actualisation de la pensée patristique proprement byzantine.
Ainsi, faisant place aux courants les plus divers, finalement complémentaires, tentons-nous humblement de poursuivre notre tâche, au service de l’homme que Dieu a créé à son image, qu’Il appelle à sa ressemblance.
Contacts
(*) « Bibliothèque œcuménique » n°2, Editions du Cerf, 304 p., 36 F
Sommaire
Liminaire
[p. 265-267]
L’amertume et la douceur du livre
[p. 268-271]
Archimandrite Lev Gillet
Mystère de la personne humaine
[p. 272-289]
Paul Evdokimov
L’homme comme lieu théologique
[p. 290-305]
Olivier Clément
La théologie orthodoxe aujourd’hui
[p. 306-328]
P. Jean Meyendorff
Sur deux thèses d’ecclésiologie
[p. 329-338]
Panayotis Nellas
Chronique
• Institut Théologique S. Grégoire Palamas, à Milan
[p. 339]
• Questions et réponses : Comment parler de Dieu à l’incroyant moderne ?
[p. 339-340]
Métropolite Antoine Bloom
Bibliographie
• La flamme qui dévore le berger – P. Xardel
[p. 341-342]
• Comme le Feu mêlé d’aromates – Gabriel Matzneff
[p. 342-344]
• Ecrits de Silouane de l’Athos – D. Barsotti
[p. 344-345]
• Disques reçus. Livres reçus
[p. 346]
Table des matières du tome XXI (année 1969)
[p. 347-348]